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L’autorégulation, une alternative à l’autorité

Sous titré : L’introduction d’organisations systémiques.

Le texte qui suit a servi de support à une intervention faite au cours d’un week-end de formation de jeunes professionnels au Collège des Bernardins à Paris le 3 février 2024. Le titre de la formation était : l’art d’être chef, avec pour sous-titre : exercer l’autorité au service des hommes.

Le but de l’intervention était de montrer que pour différentes raisons la disparition de l’autorité dans les organisations n’est pas le fruit du hasard, ni de la nécessité mais est le résultat d’une volonté d’installer des organisations conçues de façon particulière…

Mon propos aujourd’hui sera fondé à la fois sur une pratique professionnelle de dirigeant d’entreprise d’une part et de scientifique d’autre part.

Dirigeant, en effet pendant près de 35 ans j’ai dirigé des entités dans le secteur financier, et pendant 20 ans j’ai été directeur général délégué d’un groupe d’assurance en charge notamment des investissements et des assurances de personnes. J’ai présidé une société cotée en Bourse et j’ai eu l’expérience d’acquisition de sociétés, de leurs développements avec toutes les problématiques stratégiques, de constitutions et d’animations d’équipes et en particulier d’embauches, de licenciements économiques ou autres.

Scientifique, également car dans toutes les fonctions que j’ai exercées, j’ai souhaité pouvoir aborder les activités en comprenant bien les organisations et les pratiques professionnelles. A cet égard le secteur financier, qu’il soit bancaire, de marché, d’investissement ou encore de gestion a été un champ d’études extrêmement intéressant car depuis le milieu des années 1980, il a connu une transformation radicale avec l’implantation de théories scientifiques particulières qui ont permis de structurer les pratiques professionnelles, les organisations, les réglementations qui les encadrent, les normes prudentielles et comptables.

Cette restructuration de l’activité a impliqué évidemment une remise en cause de la place de l’autorité dans les relations entre les différentes institutions et entreprises financières mais également à l’intérieur de chacune d’entre elles et au quotidien des collaborateurs.

Je pourrais donc parler aujourd’hui de l’autorité comme étant la base de l’art d’être chef. Comme le ferait n’importe lequel dirigeant je mettrais en avant les qualité requises pour non seulement commander mais aussi obtenir cette qualité de relations avec les subordonnés qui fait la qualité du travail en équipe.

Je pourrais ainsi développer en particulier trois points :

1/ Le premier l’attention aux personnes, attitude qui englobe la façon de les choisir, de les placer dans un cadre adapté, de les promouvoir et d’installer un climat de confiance réciproque etc.

2/ Le second est l’attention au réel : il n’y a pas d’autorité durable sans un ancrage fort dans la réalité. Cet ancrage se caractérise par des compétences et une expertise dans les sujets traités. Souvenez-vous des commentaires que l’on fait généralement sur les rois ou les chefs d’entreprises déchus pour expliquer leurs chutes. Ils avaient perdu le lien avec leurs sujets ou leurs entreprises, soit par fatigue ou paresse, soit parce qu’entre le réel et eux se sont interposé une cour ou des conseillers qui avaient biaisé leurs visions, ou encore qu’ils ont perdu les pédales, et se sont installés dans une paranoïa. Ce fut le cas de Louis Philippe renversé en 1848, il ne lisait plus que le Times, dit-on, dans les dernières années de son règne, ce n’est pas terrible pour comprendre Paris. C’est le commentaire que l’on a pu faire aussi sur l’isolement et la paranoïa de certains patrons.

3/ Le troisième point est la dimension temporelle de l’autorité. Celle-ci existe pour décider une action ou des actions. Quelle est cette dimension temporelle, c’est simple : toute action a des effets prévus, ou imprévus, souhaitables ou néfastes qui ne se révèlent que dans le temps. Celui qui exerce l’autorité, qui commande, doit sinon les anticiper du moins être attentif à être réactif, et, par exemple, prévoir des plans B. L’incertitude sur les effets est, à la fois la condition pour qu’une autorité soit nécessaire et, à la fois, la base de la responsabilité. Ce point est important, j’y reviendrai : sans incertitude sur les résultats de ses décisions il n’y a pas de responsabilité. Cette incertitude, implique souci, inquiétude voire angoisse. La gestion de cet état, la façon d’y impliquer ses collaborateurs est cruciale dans l’acceptation de l’autorité.

Mais ces points comme je l’ai dit, même si les contextes sont différents et peuvent varier, ne sont pas spécifiques au secteur financier.

Mais néanmoins je vous propose de retenir de ces trois points trois mots qui interviennent toujours lorsqu’on traite de l’autorité : personne, expertise et responsabilité. Ils nous serviront par la suite.

Mais au cours de cette heure je souhaite vous faire découvrir que l’alternative : autorité = ordre ou pas d’autorité = désordre, qui semble être une idée de bon sens n’est pas juste.

En effet, au cours du XXème siècle les hommes ont appris à faire disparaître la nécessité de l’autorité pour s’organiser, c’est-à-dire créer de l’ordre dans des activités humaines. Le manager a remplacé le chef. Et cet ordre est parfois qualifié d’horizontal car aucune autorité ne vient surplomber les activités humaines. Et je vous montrerai l’existence de tels dispositifs dans les activités économiques et financières.

Sans déflorer le sujet, je dirai que certains peuvent estimer que ces dispositifs constituent un progrès, car quel que soit le contexte, l’autorité et les conditions de son exercice ont toujours été sources de problèmes : excès ou insuffisance, voire erreur pour celui qui l’exerce, contrainte, souffrance ou sentiment d’aliénation voire d’absurdité pour ceux qui la subissent. Mais on le verra, cette disparition n’est pas sans inconvénient et pose des problèmes notamment, et c’est un paradoxe, au regard de l’exercice et du respect de la liberté des personnes.

Nous proposons trois types de réponses qui évoqueront les trois mots que nous avons fait ressortir.

La première réponse sera d’ordre philosophique. Elle ressort du premier mot noté plus haut : la personne, et donc l’anthropologie sous-jacente partagée. On expliquera ainsi cette nécessité de se passer de l’autorité en décrivant comment l’individualisme et l’autoréférentialité se sont diffusés puis installés depuis la deuxième guerre mondiale de plus en plus profondément dans les mentalités et les organisations des pays occidentaux, et comment ces deux notions sont contradictoires avec l’autorité et son exercice dans tous les domaines de l’activités humaines : économique, social et enfin familial.

La deuxième raison sera d’ordre pratique. Elle fera référence au deuxième terme l’expertise. En effet, même si vous êtes un expert dans un domaine, il vous arrive de vous tromper. De même, il n’est pas toujours certain que les personnes ayant le plus d’autorité dans un domaine quelconque soient les plus compétentes pour engager une action. Dès lors, on expliquera la nécessité de la disparition de l’autorité par la volonté de prévenir l’erreur, et d’empêcher des prises de décisions erronées.

La troisième raison sera d’ordre scientifique. Elle fera référence à l’existence d’une responsabilité liée à l’autorité. Comme je l’ai dit plus haut, s’il y a responsabilité, il y a incertitude qui ne se réduira qu’avec le passage du temps. Or quel est le but de la science ? C’est la disparition de l’incertitude par la connaissance des causes et des effets. Cette connaissance permet d’éliminer la nécessité du temps pour révéler les effets réels des actions décidées, pour les confronter à ceux qui étaient anticipés. Dès lors, l’autorité doit disparaître pour s’effacer devant la science afin de réduire cette incertitude.

On voit que l’on met en place un système de gouvernement appelé une épistocratie libérale[1]. On peut définir l’épistocratie comme un ensemble d’institutions politiques distribuant le pouvoir politique selon le degré de connaissance et de compétence des individus. Dans une épistocratie, l’accès aux fonctions politiques et la capacité à participer – directement et indirectement – aux choix collectifs sont fondés sur des critères « épistémiques », c’est-à-dire sur la connaissance et la compétence, préalablement fixés. Dans une telle perspective on voit ainsi qu’à des relations personnelles fondées sur l’autorité et l’incertitude des décisions, se substituent des relations de pouvoirs marquées par la certitude apportée par la démarche scientifique.

Une fois encore, je prendrai trois pistes qui reprendront les trois domaines évoqués : personne, expertise et responsabilité.

La première piste est la réduction de l’anthropologie humaine. Le but est de rendre utiles et prévisibles les actions des individus. Tout le monde le sait, la personne humaine est complexe, si on veut s’abstenir d’invoquer l’autorité, il est nécessaire de travailler et d’agir en sélectionnant des inclinaisons particulières de l’Homme afin de le rendre plus prévisible. Ces inclinaisons ou penchants naturels de l’Homme vont être ainsi favorisés par diverses dispositions pour ensuite être excités pour obtenir un comportement prévisible. On va ainsi faciliter et renforcer l’efficacité de techniques d’influences déjà à l’œuvre depuis très longtemps. C’est donc une systématisation des pratiques actuellement utilisées dans le marketing, la publicité ou la propagande politique. Il y a alors une élaboration de politiques publiques dites « comportementales » (ou « nudges »).

La deuxième piste est la prévention de l’erreur : nous l’avons déjà dit, dans beaucoup de domaines, être un expert ou avoir des qualités spécifiques même si elles limitent la probabilité d’une erreur, elles ne la réduisent pas à zéro. Pire, lorsque la désignation du dépositaire de l’autorité se fait sur des critères autres que la compétence, par exemple une élection ou une désignation arbitraire, le responsable ainsi désigné n’a pas a priori de compétences. Il est donc encore plus susceptible de se tromper. Le corollaire de la disparition de l’autorité est donc la mise en place d’un dispositif de prévention de l’erreur. On introduit ainsi la notion de process dont l’exécution est contrôlée de façon proactive. C’est l’entrée en action de l’assurance qualité, du SMQ et du contrôle interne.

La troisième piste est d’avoir à sa disposition un modèle de fonctionnement.En effet, si on veut se passer de l’autorité, il faut néanmoins disposer d’outils ou de modèles qui permettent d’élaborer, de produire une décision de façon sûre. Et c’est là qu’intervient la science ou la démarche scientifique. Elle va être utilisée pour élaborer un modèle dans le domaine d’action à partir d’hypothèses particulières, théoriquement choisies pour que la solution retenue soit judicieuse. Si la réponse est obtenue de façon scientifique il y a théoriquement deux conséquences principales :

1/ le temps n’a plus d’autre importance que de permettre au processus ainsi formalisé de se dérouler. Il ne révèlera a priori rien d’inconnu. L’incertitude a disparu.

2/ Si l’incertitude a disparu, le décideur et ceux qui exécutent n’exercent plus de responsabilités personnelles dans les décisions prises : les acteurs sont réduits au rang d’opérateurs. L’expertise n’est plus requise. L’attention se concentre sur l’application des process. Le chef n’est plus qu’un manager, c’est-à-dire un gestionnaire. (Sous l’apparence d’une modernisation par l’adoption d’un mot anglo-saxon, c’est donc en fait un véritable changement de statut qui a été subi par les chefs lorsqu’ils sont devenus manager)

A titre d’exemple, on pourra penser au débat actuel sur l’introduction de l’IA générative qui aurait les capacités de remplacer des expertises et donc de mettre au chômage des experts, et donc leurs rémunérations, considérées actuellement comme de justes compensations de l’expertise et de la responsabilité jusque là assumée par une personne.

La réponse est oui. On les appelle des systèmes, ou systèmes complexes. Ce mot étant pris au sens fort désignant des organisations se référant à des principes précis et invariables et construits sur le modèles de machines automatiques. On pourrait aussi les appeler des systèmes machiniques.

Vous serez surpris d’apprendre que vous vivez dans et à côté de tels systèmes. Certains ont été installés et ont été rejetés. D’autres existent et prospèrent. Sans exagérer, je dirais même que, depuis une quarantaine d’années, nous avons vécu une période riche en installations et en diffusions de ces outils, sans d’ailleurs que cela entraîne beaucoup de réactions ou de rejets.

En effet, cause ou conséquence, ce mouvement a permis d’accompagner voire de favoriser l’individualisme et l’autoréférentialité des comportements, qui se sont installés dans les pays occidentaux, les dispositifs palliant dans un premier temps les inconvénients de telles doctrines et pratiques.

Je vais donc vous essayer de vous les décrire et d’en identifier quelques uns.

La raison est bien simple. Le secteur financier a une spécificité par rapport à beaucoup d’autres secteurs économiques. Il traite de sujets ou d’objets qui sont immatériels. En effet, on dit parfois que la finance est un commerce de promesses.

Cette notion d’immatérialité est importante. Je vais essayer de clarifier ce terme car il règne beaucoup de confusions à ce sujet.

Par exemple dans les journaux ou sur les réseaux sociaux on oppose souvent la finance au monde dit réel. On qualifie alors la finance d’irréelle ou d’activité virtuelle. C’est une erreur conceptuelle. Si la finance était irréelle ou virtuelle, elle n’aurait aucun impact et aucune influence sur le monde dit réel. Lorsque vous jouez à un jeu de guerre sur ordinateur, les vies perdues n’ont aucune conséquence dans la vie de quiconque, les explosions ne font pas de victimes et ne demandent pas de soins.

En revanche la finance, est une activité qui est bien réelle. On se plaint souvent de sa capacité à remodeler le réel. Mais la finance n’a aucun support, ou aucune structure matérielle intrinsèque. Quel que soit le lieu où vous trouvez, qui vous êtes, dans quel régime vous vivez, jamais vous ne pourrez vous buter dans un contrat à terme ou une obligation, un crédit ne peut pas vous tomber sur un pied et vous ne pourrez jamais serrer dans vos bras une action, même si elle s’appelle AMAZON ou croquer dans une action même si elle s’appelle APPLE !

Dès lors il est alors nécessaire d’adopter des conventions pour les représenter et en faire des objets qui puissent être achetés, vendus ou conservés. Les conventions actuelles reposent sur des hypothèses issues du XIXème siècle, et utilisent des modèles développés depuis les années 1940 et considérées comme relevant de la science. Et à ce titre, un prix dit Nobel a été spécialement créé pour bien le signifier : le prix de la Banque de Suède en l’honneur d’Alfred Nobel.

Cette immatérialité implique que, d’une part, le secteur financier a une inertie très faible en termes d’activité et d’organisation, et, d’autre part, en matière financière il n’y a pas de confrontation rapide au réel.

1/ La faible inertie, explique pourquoi les activités économiques et financières ont été un champ de transformations assez rapides des pratiques professionnelles, réglementaires, et prudentielles. Elles n’ont pas rencontré de freins particuliers, liés aux sujets traités. (Contrairement à l’industrie, il faut du temps pour construire une machine, une usine…)

2/ La lenteur de la confrontation avec le réel permet d’utiliser des théories peu, ou pas, validées pour justifier ces organisations. Or ce sont ces théories et les modèles qui en découlent qui sont essentielles et indispensables comme cela était dit plus haut pour saisir les objets, les valoriser, les vendre ou les conserver.

Est ainsi illustrée l’importance prise par l’expertise économique, notamment via des autorités indépendantes (banques centrales, règlementation financière).

Dans les fonctions de l’autorité, on peut distinguer deux d’entre elles. La première, bien évidemment, est de donner du poids à un commandement qui va déclencher une action. La seconde est de donner à un ensemble d’intervenants les limites de leurs propres actions.

Pourquoi considérer ces deux fonctions comme essentielles à l’autorité ?

De façon très schématique, cela est lié à des effets de taille. Dans une petite unité, un commandement précis peut être formulé, et l’exécution peut être suivie. Dès que le nombre augmente, il devient impossible de formuler simultanément l’ensemble des commandements, d’où l’introduction d’échelons et l’organisation de la pyramide classique. Pour les échelons les plus élevés, seuls seront décidés les objectifs et les limites : temporelles, le moment de l’action ; spatiales, le champ d’actions et d’intensité, les moyens.

On retrouve ainsi la structure classique de contrôle et de pilotage des sociétés, des armées et des pays. L’organisation de ces pyramides hiérarchiques variant au cours des siècles et selon les domaines. Mais la définition des objectifs et des limites était au cœur de la justification de l’autorité.

Le grand changement de l’après-guerre est l’implantation à tous niveaux de systèmes par l’introduction des principes de fonctionnement de la machine automatisée comme principes d’organisation des activités humaines d’abord industrielles (1960), puis économiques (de 1970 à 1980), financières (de 1990 à 2000), ou dans les administrations publiques (NGP).

Cela a eu pour conséquence, pour les systèmes globaux 1) de ne plus avoir à définir d’objectifs sous une forme autre que très générale ou conceptuelle, le progrès ou le bonheur de l’humanité, le sauvetage de la planète, et 2) de ne plus avoir à définir non plus de limites, car le chemin étant tracé par le process, il n’y a plus de besoin de définir un champ d’actions possibles.

Mon diagnostic est que ces systèmes pour diverses raisons sont inappropriés et reposent sur des hypothèses anthropologiques ou des analyses des réalités économiques soit fausses, soit trop approximatives pour fonder un ordre social acceptable par tous.

Mais ces systèmes ont été facilement adoptés, non pas au terme de démonstrations argumentées mais le plus souvent en utilisant une démarche, de type marketing, mettant en avant l’efficacité de la démarche rationnelle initiale.

Toutefois à cause de leurs imperfections structurelles qui se révèlent au cours du temps, et aux quelles on ne peut remédier, ces systèmes se transforment progressivement en appareils de pouvoir fondés sur des récits et non sur un corpus scientifique solide. C’est le déroulé qu’avait prévu l’inventeur de ces systèmes machiniques auto-régulés, Norbert Wiener, et qui avait à cet effet développé un corpus scientifique la cybernétique[2].  

A ce stade de notre découverte, il nous faut en arriver aux caractéristiques minimales d’une organisation pour qu’elle devienne un système quelle que soit l’échelle observée.

Il y a 4 principales caractéristiques :

1/ L’objectif (en grec téléos),

2/ Le process pour arriver à l’objectif (process ou description détaillée des actions),

3/ L’instance de validation (détection de l’erreur ou de la non-conformité)

4/ La capacité d’amélioration en permanence le process pour réduire erreur et non-conformité

Pour obtenir ces caractéristiques il faut introduire a minima un système de régulation.

« Un système de régulation est un mode de fonctionnement asservi dans laquelle la tendance à régler tend à se rapprocher d’une valeur de référence ».

Notez bien avec ironie, le chassé-croisé de sens que vous pouvez retrouver aujourd’hui dans le langage courant sur l’usage du mot le mot « régulation » (avec ou sans é). Ce mot n’a conservé que son sens en anglais (sans é) soit de simples règles alors que le but aujourd’hui est que ces règles installent un dispositif de régulation (avec un é) au sens technique, scientifique du terme qui est la mise en place de dispositifs asservis les uns aux autres.

Le mot « asservi », utilisé dans les sciences de l’ingénieur pour la réalisation de machines automatiques, vient du latin servus (esclave). Il est puissant car il révèle qu’il n’y a plus alors de relation d’autorité mais une relation exclusivement de pouvoir, qui va relier les différents cellules ainsi agrégées.

On distinguera alors ce que l’on appelle des « systèmes gouvernants » et « systèmes gouvernés ». Chacun de ces systèmes fonctionnant sous le principe de la rétroaction selon le schéma ci-après, mis en évidence par Norbert Wiener dans les années 1940, à partir de l’observation du corps humain.

Les process et les règles sont décrits par les intervenants eux-mêmes, on a ainsi la possibilité d’installer une auto-régulation où l’exercice de l’autorité cède le pas au respect scrupuleux des règles. L’attention se détourne du fond et se concentre sur la forme, le respect des procédures.

Une mise en place par emboîtement successifs de ce type de systèmes gouvernants/gouvernés permet de donner à l’ensemble du système global la propriété recherchée de l’auto-adaptativité.

Plus besoin de chefs, plus besoin d’autorités et d’experts : les actions de différentes équipes asservies les unes aux autres, s’enchaînent les unes après les autres pour atteindre l’objectif avec un zéro défaut.

Une machine n’a besoin que de techniciens qui valident le bon fonctionnement de la machine. Au niveau global de la société, on les appelle des Autorités, elles en surveillent le fonctionnement supposé prévisible, et maîtrisé.

Ici aussi, ironie du vocabulaire adopté par transposition d’un mot anglo-saxon, ces Autorités lorsqu’elles ont adopté cette appellation au début des années 2000 n’étaient plus les dépositaires d’une autorité issue de la souveraineté de l’Etat. Elles n’ont donc depuis cette date  plus d’autorité que le nom car elles ne sont plus que les gardiennes d’un savoir (Autorités épistémiques) et les garantes de son application.

Mes travaux, depuis plus de 15 ans, ont mis en évidence qu’après la seconde guerre mondiale, l’ensemble des activités économiques et financières, au niveau macro comme au niveau micro ont été réorganisées et conçues comme un ensemble de machines identifiables, prévisibles et reproductibles. Pourquoi ?

Principalement il faut se souvenir qu’après la crise des années 1930, le libéralisme et son slogan « laisser-faire » a été politiquement, socialement, et scientifiquement analysé comme un échec. Le socialisme, avec son système de planification centralisé, lui, a été considéré comme globalement meilleur, même si certains ont mis en avant l’atteinte aux libertés[3].

Dès lors la recherche d’une organisation rationnelle, mettant en œuvre une vision scientifique de la réalité (modèle scientifique) et contrôlée a été un objectif fort : le système machinique a été la réponse. Il fallait éviter de donner des pouvoirs à des dirigeants politiques censés ne pas comprendre la logique et les contraintes du fonctionnement de l’économie. Cette logique étant dégagée et exprimée dans un modèle scientifique considéré comme rigoureux, et reconnu comme telle par l’octroi de prix et de distinctions universitaires.

Dès lors :

  1. L’économie a été organisée comme une machine auto-adaptative, portée par une vision mécaniciste de l’économie, c’est-à-dire déterministe, sans choc ni rupture.
  2. L’entreprise notamment du secteur financier est vue comme un robot, les individus comme des pièces ou des rouages, et donc comme une Machine Automatique organisant des rapports d’asservissement entre ses différentes parties, ce schéma est encore renforcé par l’automatisation et la numérisation (la digitalisation) des activités.
  3. Tout se construit, suivant le même schéma et par secteur : Banque, Assurance, Marché ; Investissement et Gestion,
  • Les Indices de validation de cette transformation :
    • Des entités organisées de façon toutes identiques quelle que soit la taille, l’origine, (application de règles :  UCITS, Bâle 2, Solvablité 2)
    • Organisation interne systématisée par « processus » et objectifs.
    • Un critère unique quantifié la mesure du risque. (Tout est risque dans les activités humaines…) calculée par l’entreprise elle-même, mais le plus souvent dont la détermination est normalisée de façon réglementaire.
    • Recherche de l’amélioration en continue des et par les contrôles, principalement proactifs, et appuyés sur des normes sans cesse étendues et détaillées, en interne et en externe par différentes « Autorités » gardiennes d’un savoir dit scientifique permettant le calcul du risque et exerçant un pouvoir de sanction.
    • Concentration sur la forme (le process, la procédure, le contrôle) et non sur le fonds. Promotion de la « gestion par le risque », au détriment de la notion de service.  
  • Critères de validation de ce basculement dans un fonctionnement en système machinique :
    • Disparition de la notion de gouvernement de l’entreprise (autorité/ responsabilité/obligation morale de résultat) au profit de la gouvernance (technique / procédures/obligation de moyens) qui n’est qu’une procédure établie pour valider une décision qui si elle est appliquée dégagera de toute responsabilité ceux qui ont pris cette décision.  
    • Dépersonnalisation des responsables et des dirigeant généraux au profit d’une représentation par « fonction », les comites ou les conseils d’administration deviennent des « organes ».
    • Mise en avant systématique d’indicateurs chiffrés[4] : gouvernement par le « nombre »[5]
    • Focalisation sur la prévention de l’erreur humaine au détriment de l’incertitude apportée par le temps.
    • Généralisation à toutes les activités du schéma de l’Assurance Qualité

Au total, le secteur financier est régulé en utilisant une mesure de risque particulière et non plus réglementé par l’exercice d’une autorité fondée sur la compétence qui en fixe les limites.

On a pu montrer que les activités financières, comme beaucoup d’autres, ont été réorganisées en s’inspirant des machines automatiques reposant sur des relations d’asservissement et ayant une capacité d’autoadaptation. L’autorité a été écartée du fonctionnement quotidien au profit de la gestion d’un système théoriquement auto-régulé.

Il resterait à aborder deux points :

1/ Que pense un scientifique devant ce type de systèmes ainsi créés dans ces domaines spécifiques ? Sans entrer dans le détail, à la suite de Norbert Wiener, le fondateur de la cybernétique, la science des systèmes, mon jugement de professionnel et de scientifique est que la machine économie, comme la machine secteur financier, a échappé à ses concepteurs.

En économie, c’est le sens des phrase sibyllines des banques centrales qui pilotent dorénavant selon les données. En fait, elles n’ont plus de modèles suffisamment prédictifs pour valider leurs actions et donc elles naviguent à vue.

En finance, la concentration des acteurs, la réduction des services proposés et surtout le financement quasi exclusif des banques par les banques centrales sont autant d’indices de cette perte de contrôle.

Mais la réponse complète sera pour une autre occasion.

2/ Quelle est la place de l’humain au milieu de toute cela ? Elle reste étonnamment centrale. En effet, tous ces dispositifs fonctionnent si et seulement si la majorité de ceux qui subissent cet asservissement y consentent. En effet, il faut que pour un grand nombre et pour chacun d’entre eux ils consentent, et pour cela il faut que les avantages dépassent les inconvénients. Le sujet majeur, existentiel, pour le fonctionnement systémique malgré sa taille et sa construction voulue scientifique, reste celui de l’adhésion personnelle de tous ceux qui y sont impliqués.

Mais, avant de terminer, il me semble essentiel de vous donner le message suivant ; bien sûr on se doit d’analyse sa propre attitude dans les rapports d’autorité que nous avons à l’égard des uns ou des autres dans nos différentes activités, on pourrait dire que c’est une démarche d’éthique comportementale. Dans les mouvements d’Eglise, il y a eu beaucoup de réflexions, d’ouvrages pour essayer de dégager les bonnes attitudes selon les situations et les responsabilités.

Toutefois après ce que nous venons d’esquisser cette démarche n’est pas suffisante. Il faut aller plus loin car au cours du XXème siècle, certains ont eu la capacité de faire « embarquer » des personnes dans un mode de fonctionnent où les objectifs, les moyens et les résultats immédiats peuvent être ni contrôlables ni rattachés à une responsabilité identifiée. Dès lors, toute personne se doit non seulement d’examiner ses propres modes de fonctionnement, mais également d’analyser le dispositif dans lequel son activité s’insère. Il faut ainsi développer une éthique des modèles de peur de se retrouver dans une situation qu’appelait Hana Arendt de « mal ordinaire », ou encore d’être dans ce que l’on pourrait identifier comme des catégories spécifiques de structures de péché[6]. En particulier, on pourra retenir qu’en cas de fonctionnement en système il est très important de pouvoir émettre un avis sur l’anthropologie sous-jacente qui va être mis en œuvre pour émettre un jugement sur le caractère sain et donc durable du système, par delà son efficacité opérationnelle[7].

Aussi, je ne résiste pas à vous livrer quelques pistes pour que vous puissiez identifier si vous agissez dans le cadre de systèmes, y compris à l’échelle de la société et non plus au niveau du seul secteur financier.

On peut en trouver un certain nombre. Mais j’en retiendrai trois :

la complexification, la déperdition, l’incohérence personnelle.

Ils sont d’autant plus facilement observables et intenses que le système est global ou total, et que le caractère approprié de ce système est limité. Regardons ainsi ce qu’il en est dans notre société en 2024.

Il n’est pas besoin de s’étendre sur le sujet, il est de notoriété publique qu’il y a une avalanche de normes, de règles de toutes sortes et sur tous les sujets, à tous les niveaux.

Au niveau de l’individu la multiplication des codes de toutes sortes est frappante. Un exemple : le code de la route, son évolution depuis les années 1980, cumulé avec multiplication des équipements de l’espace public : bornes, feux barrières, gendarmes couchés contrôle automatique de vitesse… Chaque instant de vos déplacements est encadré.

Au niveau de l’entreprise et des activités humaines, c’est la même chose, il y a non seulement le code de travail mais l’activité de l’entreprise est encadrée strictement. Exemple : on citait récemment que les agriculteurs avaient 14 normes pour couper les haies, et 140 pour élever des poules pour pondre des œufs. De même dans le secteur financier, partout en Occident[8], tout professionnel peut soutenir que la complexité des opérations résulte principalement de la normalisation des activités sous contrôle de la puissance publique, et ce, afin de concevoir l’ensemble des activités comme identifiables, prévisibles, contrôlables et reproductibles, en somme des machines et de préférence le plus possible automatisées.

Au niveau des dirigeants (théoriques) des états, leurs décisions sont encadrées de façon serrée sous l’effet de multiples accords dits internationaux, et la signature de conventions de toutes sortes ayant leurs propres corps de règles et de contrôles avec la multiplications de cours de justice. Un certain nombre sont abrités par l’ONU, l’Unesco, d’autres sont autonomes l’OMC, l’OMS etc…

Au total en Occident on peut soutenir que le prescriptif (toujours plus détaillé) a remplacé l’interdit.

Conséquences :

1. La normalisation a remplacé la traditionnelle pratique du triangle autrefois présentée comme la base des sociétés libres : limites / transgressions/répressions.

2. Le droit devient principalement subordonné aux objectifs et perd toute référence aux principes qui permettaient légitimement de poser des limites à l’agir humain. (Et c’est là une observation grave car elle est la marque des totalitarismes, cf. Zinoviev ou Soljenitsyne par ex. in le déclin du courage, discours à Harvard, 1978)

Dans tous les systèmes, « il y a toujours quelque chose qui échappe au système et qui se perd, c’est le tribut obligatoire payé à l’organisation »[9]. C’est une situation logique car une démarche de systématisation passe par une étape de rationalisation qui réduit la réalité pour pouvoir la traiter, et donc fait une sélection de faits à traiter et en néglige d’autres qui peuvent avec le temps s’évérer problématiques. Cela provoque une complexification complémentaire de l’organisation initiale lorsqu’on souhaite pallier cette déperdition.

Aujourd’hui la déperdition massive du système global économique est bien évidemment l’omission de l’environnement de tous les référentiels : l’effort actuel, centré sur le climat vu sous l’angle unique du bilan carbone[10], est une indication de la volonté d’intégrer dans la démarche systémique au moins un aspect de cet environnement. Cela a entraîné évidemment un déferlement de textes et de règlements qui imposent l’établissement de chiffres (la mesure) de reportings, des contrôles etc… mais il manque et il manquera toujours quelque chose : le social, la biodiversité…

On peut reprendre l’adage soviétique cité par Zinoviev dans sa description du système communisme « Chacun séparément contre, mais tous ensemble pour »[11]. C’est le contraire de l’unité de vie prônée depuis des siècles dans ce Collège des Bernardins. Mettre en accord sa foi, sa raison et ses actes !

Le rejet se nourrit initialement de constats de carences graves, mais jamais prises en compte, c’est le cas notamment de tout ce qui découlent logiquement de l’application du « principe Actif du système » (voir plus haut). Ce rejet s’établit solidement en affectant psychiquement les individus et les acteurs du système. Outre le sentiment persistant d’être impuissant face à un pouvoir anonyme, ce qui est déjà désagréable, le fonctionnement en système impose, nous l’avons vu plus haut, une « réduction » de la personne humaine agissante pour l’adapter au fonctionnement souhaité. La personne humaine n’est pas prise dans sa totalité, dans sa richesse. Aussi quand ce système accapare une grande partie du temps des individus, ceux-ci vont éprouver un manque qui provoque de sentiments pénibles de grisaille, d’ennui, de lassitude face aux efforts déployés pour obtenir des choses simples ; et surtout un mécontentement général « l’état d’irritabilité, de mécontentement, de crainte, d’aigreur, de malveillance, est l’état psychique normal d‘une grande partie de la population notamment dans la part plus active [12] ».

Les conséquences sont multiples mais on retiendra qu’on ne peut plus prédire l’évolution de la société sur la base des préférences personnelles, mais uniquement en utilisant la logique sous jacente du système. Les sondages et les votes ne servent plus à rien, pas plus les délibérations des politiques. La vie politique devient alors un théâtre ou un dispositif voulu cette fois purement virtuel : on ne le laissera pas affecter le système en place.



[1] Viala, Alexandre, dir. 2020. Demain, l’épistocratie ? Mare & Martin

[2] Voir Annexe 1

[3] cf. Friedrich Hayek, la route de la servitude, 1942 ; ainsi que les travaux liés au Colloque Lippmann, 1938

[4] Cf André Gorz Métamorphoses du travail, 1988 :

 « La mesure quantitative, comme substitut du jugement de valeur rationnel confère la sécurité morale et le confort intellectuel suprême, le Bien devient mesurable et calculable. »

[5] Cf Alain Supiot,  la gouvernance par les nombres, 2015.

[6] Cf. n° 36 St Jean Paul II, Sollicitudo  rei socialis

[7] Cela oblige à un dépassement par rapport aux débats classiques sur l’impératif moral ou non de la désobéissance à un ordre injuste ou venant d‘un tyran, dans le cas du système il n’existe pas.

[8] Y. compris aux Etats Unis : 20 pages pour le Glass Steagall Act 1934, 230 pages pour Loi sur la modernisation des services financiers de 1999 (Gramm-Leach-Bliley) qui supprime le Glass Steagall Act ; et 2 200 pages pour la loi Dodd-Frank Wall Street Reform and Consumer Protection Act, 2010, après la crise de 2008.

[9] Zinoviev, le communisme comme réalité, Biblio-essais poche, 1985 p 347

[10] “Bilan carbone” là aussi une mesure unique de « l’empreinte écologique », idem la mesure du risque (et aussi aléatoire dans sa signification et quant à sa qualité )  on peut avoir l’intuition que l’on ne souhaite pas la remise en cause du fonctionnement en système, mais seulement introduire un complément, compatible avec le dispositif actuel.

[11] Ibid, p 352

[12] Ibid p. 370

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