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Entretiens de la finance durable AFFI Af2i 2023

Mesdames, messieurs,

Il me revient de faire donc un propos introductif pour cette deuxième édition des Entretiens de la Finance Durable. Et j’en suis très heureux même si cette pole position me conduit à parler devant quelques chaises vides qui se rempliront bientôt, j’en suis sûr,  pour notre première table ronde

J’interviens ici en tant que Président de l’Af2i, l’Association française des Investisseurs Institutionnels.

L’Af2i compte 84 Membres actifs, considérés comme investisseurs institutionnels par leur détention permanente et structurelle de capitaux, au total environ 2 500 milliards d’euros. Pour reprendre une terminologie anglosaxonne, ce sont donc des asset owners et non des asset managers.  Certains sont très gros comme la Caisse des Dépôts et Consignations ou les assureurs, et d’autres sont de tailles plus limitées, avec des Institutions de Prévoyance gérés paritairement ou des caisses de retraites professionnelles. On compte également des entreprises comme EDF ou Orano.

La raison d’être de l’association est « placer le long terme au cœur des dispositifs sociaux, économiques et financiers. » L’investissement à long terme est le point commun de tous les membres. Aussi il est naturel que la durabilité, non seulement climatique mais également au sens de la prise en compte des effets qui se découvrent progressivement dans le temps, soit à la fois un objectif et un guide dans les activités de ces investisseurs institutionnels.

Par ailleurs notre association, ne défendant pas un modèle d’activité spécifique mais plus un métier exercé dans différents cadres ou modèles économiques, a toujours été très sensible à promouvoir des démarches scientifiques de tous ordres en finance.

Ce sont donc les raisons principales pour lesquelles nous avons soutenu dès sa première édition en 2022 l’initiative de l’AFFI de lancer ces Entretiens de la Finance Durable.

Aussi, tout d’abord je voudrais remercier les organisateurs de ces Entretiens et au premier rang de ceux-ci notre ami Jean-François Boulier, mon prédécesseur à la présidence de l’Af2i, et actuellement président de la Commission Recherche de l’Af2i.

Je qualifie Jean-François de professionnel passionné par la recherche.

Cette expression me permet de vous introduire les deux points que je souhaite développer devant vous ce matin :

  • Le premier point est celui pour nous de l’absolue nécessité de multiplier les passerelles entre recherches fondamentales ou recherches techniques et les activités professionnelles
  • Le deuxième point sera de commenter l’implication des institutionnels en matière de responsabilité actionnariale. Cela me permettra, à la fois, d’illustrer le premier point par un exemple et de pointer une évolution intéressante pour tous.

Tout d’abord nous remarquerons que la formule de ces Entretiens de la finance durable qui réunit professionnels et chercheurs est originale, car nous avons plutôt l’habitude de les voir évoluer dans des mondes parallèles sans beaucoup d’occasions de rencontres.

Il est classique pour les chercheurs de se sentir incompris par les professionnels qui, pensent-ils, manifestent souvent peu d’intérêt pour leurs travaux. De même, les professionnels ne voient souvent dans la sophistication ou l’hermétisme de certains papiers, que le développement de savoirs peu pratiques voir inutiles.

Mais par delà ces différents évidents, d’autres barrières existent et qui se dressent devant ceux qui, des deux cotés, auraient le souci de réunir les efforts.

Je voudrais en citer ici en particulier deux assez décisifs pour avoir des démarches constructives et pérennes :  

Je parle ici d’expérience car j’ai piloté pendant près de 15 ans une équipe mixte de professionnels et de chercheurs. En effet, à chacun des partenaires, il faut de la patience et de la bienveillance pour apprendre et entendre les différences dans le sens des mots utilisés soit dans un contexte professionnel soit dans un contexte scientifique.

De même, le professionnel doit accepter que le temps d’un chercheur ne soit pas celui du professionnel. On perçoit vite qu’on ne peut réduire un travail de recherche à une prestation intellectuelle comme celle que l’on obtient d’un consultant en actuariat par exemple.  De même le chercheur doit essayer d’inscrire ses travaux dans un horizon suffisamment précis pour répondre aux contraintes du professionnel. C’est une gageure, certes, mais on y arrive avec, je l’ai dit, un peu de patience et surtout de bienveillance.

Pourtant, malgré ces difficultés, ma conviction est forte que la recherche n’est féconde que lorsqu’elle reste au contact des activités professionnelles pour améliorer en permanence ses analyses et ses modèles.

De la même façon, les activités professionnelles ne s’améliorent que lorsque les professionnels sont pleinement conscients des hypothèses sous-jacentes qui sous-tendent, qui structurent leurs propres pratiques et leurs règles prudentielles. Il leur est alors possible de les retravailler.

En effet, la finance est avant tout immatérielle, on l’appelle parfois le commerce des promesses. Cette immatérialité a besoin, plus que toutes autres activités économiques d’idées et de représentations communément partagées, des conventions, pour travailler et échanger en toute légitimité.

Dès lors, plus qu’ailleurs, dans les activités financières et d’investissement on pourrait dire que les idées mènent le monde, et à l’appui de cette affirmation on pourrait citer Keynes, qui dans les dernières lignes de son livre la théorie générale… dit :

Cette dépendance et cette sensibilité des activités financières aux idées, c’est-à-dire aux conceptions, aux modèles est d’autant plus grande que leur immatérialité ne leur donne ni inertie, ni de force de rappel rapide face à un réel incontestable. On pourrait dire que les activités financières et d’investissement sont vulnérables face aux idées qui peuvent les modeler ou les remodeler sans réelle opposition dès lors que l’idée est adoptée.

Si on prend, par exemple, un secteur comme l’industrie, on nous l’explique régulièrement qu’installer une usine prend du temps. De même pour l’immobilier vendre un actif comme un appartement ou un immeuble prend du temps. Ces temps subis génèrent de l’inertie, et des frottements de tous ordres. De même un modèle peut vous permettre de calculer les poutres d’un pont mais l’expérience peut montrer que le modèle est faux. En économie et en finance on peut vivre longtemps avec des modèles faux ou insuffisants, certes avec quelques inconvénients, mais quand même en continuant à les utiliser.

De notre point de vue d’investisseur de long terme il est donc essentiel de travailler à la validation de ces idées-force[1] qui structurent ces modèles.

Ce besoin de connaissances est encore plus crucial lorsque les décisions s’automatisent et se parent d’un voile technologique.

Nous l’avons déjà expérimenté avec les fintech, l’installation de robot advisors et de chatbots. Mais avec l’IA générative, ce problème acquiert une dimension supplémentaire. La normalisation du discours par la production de « narratifs » expliquant les évolutions ne peut qu’inquiéter.

Où et comment pourra-t-on distinguer le discours d’un expert d’un rapport d’IA qui ne fait qu’une synthèse, éventuellement biaisée, de choses déjà connues ?

Il faudrait alors faire nôtres les phrases écrites en 1963 par Norbert Wiener, ce savant dont la théorie du commandement, la cybernétique, imprègne toutes nos organisations occidentales :

Wiener, Norbert, God & Golem, un commentaire sur quelques points de collision entre cybernétique et religion, 1963

En conclusion de cette première partie, je voudrais vous informer que depuis le mois de septembre 2023, l’Af2i a lancé une initiative scientifique particulière.

Toutes les activités professionnelles et les réglementations prudentielles ont été structurée par des modélisations du comportement des actifs financiers que l’on peut identifier par une démarche classique d’épistémologie. Or nous avons pu écrire à la Commission européenne en mai 2021 une lettre accompagnée d’une note technique intitulée « Solvency 2, facing the short termism barrier » qui est disponible sur notre site.

Nous y développons que la modélisation des actifs intègre une hypothèse forte qui est le principe de continuité. Cette hypothèse malheureusement, de notre point de vue n’est pas réaliste et a pour inconvénient d’empêcher les professionnels et les régulateurs de traduire la durabilité dans leurs reportings comptables et prudentiels.

Cette note a été publiée sous forme de working paper et a été présentée dans 6 colloques ou congrès internationaux.

Nous avons donc décidé d’étendre cette réflexion et de confier au rédacteur de cette note Christian Walter une mission pour mettre l’accent sur l’élaboration de modélisations des actifs qui soient adaptées et orientées à la détention à long terme d’actifs et non exclusivement axées sur le court terme.  Et pour promouvoir des études permettant une intégration de l’ESG dans les modèles économiques.

Le deuxième point que je voulais ce matin commenter devant vous est, ce que l’on pourrait appeler, le retour des institutionnels en matière de responsabilité actionnariale.

Ce point est d’autant plus crucial que ce que l’on appelle désormais la transition a fait émerger un triptyque : « Etats, Entreprises et Clients dont les Institutionnels ».

Ces trois types d’intervenants structurent les actions et réglementations.

Nos trois tables rondes aujourd’hui vont rendre compte de ce que cette relation implique pour les objectifs ESG et chaque table ronde va traiter au moins d’un des sommets de ce triptyque.

En ce qui concerne les investisseurs institutionnels, il est certain que les attentes et les attitudes vis à vis des entreprises sont très diverses, selon la taille et l’histoire des institutions.

A l’Af2i nous regroupons des investisseurs qui disposent, pour certains, d’équipes spécialisées dans le traitement des données de toutes natures fournies par les entreprises ou des prestataires externes. Dans certains cas, il existe même des équipes spécialisées en charge du dialogue actionnarial qui permet d’aborder avec les entreprises les sujets au niveau stratégique.

Pour d’autres, les sujets sont traités avec des moyens très limités.

Mais tous les institutionnels aujourd’hui sont conscients de leur responsabilité lorsqu’ils détiennent des titres émis par une entreprise et ressentent la nécessité d’un engagement.

Pourquoi alors parler d’un retour des investisseurs institutionnels ?

Il faut relire l’histoire récente pour le comprendre.

Si je pointe ce retour aujourd’hui, c’est pour illustrer le rôle et la force des idées dans l’évolution de l’attitude et des réglementations de toutes natures qui s’appliquent aux investisseurs institutionnels face aux entreprises d’une part et face à la prise en compte des conséquences de leurs investissements, que ce soit en matière environnementale ou sociale.

La longue crise inflationniste des années 1970, les périodes assez heurtées des années 1980 avec des taux d’intérêt élevés ont, jusqu’à la fin des années 1990, conduit les investisseurs institutionnels à investir et à détenir des portefeuilles composés principalement de titres obligataires émis par des états ou par des entreprises du secteur public.

Les actions détenues résultaient souvent de choix de directions générales, ces choix étaient souvent concentrés dans quelques valeurs.

A la fin des années 1990 avec la financiarisation sous l’empire de la théorie financière moderne, des conceptions particulières des différents acteurs des marchés financiers se sont imposées. On peut en retrouver, par exemple, dans le conceptual framework de l’IASB de 1989 révisé à la fin des années 1990, et qui servit de cadre pour l’élaboration des normes comptables IFRS.

Ainsi est apparu « l’investisseur », avec un grand I, et par écrit je le mets volontiers entre guillemets.

Auparavant, on n’utilisait pas ce terme. On parlait d’institutionnels, de fonds de pension, de rentiers, de souscripteurs, voire plus rarement d’épargnants, ce terme étant utilisé pour désigner les détenteurs de patrimoine réduits axés sur la préservation de leurs capitaux.

Cette nouvelle catégorie d’acteurs a regroupé tous les détenteurs d’actions cotées et d’obligations, quelles que soient leurs tailles. Ils étaient décrits comme étant principalement focalisés sur la maximisation de la valeur de leurs capitaux[2].

Cet investisseur de facto n’avait pas d’affectio societatis avec les entreprises dans lesquelles il investit. Il était sensé agir plus en trader qu’en asset owner, votant dirais-je plus avec les pieds qu’en Assemblée Générale.

L’investisseur institutionnel responsable accompagnant de façon durable les entreprises avait ainsi disparu des référentiels.

Cette vision s’est imposée aux institutions assez facilement dans les années suivantes, car, si la part des actions dans les portefeuilles institutionnels s’est accrue dans un contexte de forte croissance des encours gérés apportée par l’augmentation de la liquidité monétaire globale, et soutenue par la baisse tendancielle des taux, cette détention s’est faite principalement de façon intermédiée par des mandats ou par la détention d’OPC.

De ce fait, les investisseurs, sauf cas particuliers qu’ils soient institutionnels ou personnes physiques se sont éloignés des entreprises.

Les entreprises se sont tournées alors principalement vers les sociétés de gestion, les asset managers, souvent qualifiés d’investisseurs dans la presse.

Toutefois, depuis plus de 10 ans, l’exercice des responsabilités d’actionnaires s’est imposé par le fait de choix personnels dans les institutions mais aussi sous l’effet d’une évolution réglementaire avec la multiplication de contraintes en la matière, ainsi l’obligation d’avoir des politiques de vote et par voie de conséquence de voter.

Depuis 7 à 8 ans cette attitude s’est accentuée évidemment avec l’engagement climatique non seulement des équipes d’investissement, mais aussi des institutions elles-mêmes en réponse à un activisme d’organisations actives dans la promotion des thèmes ESG et notamment climatiques qui ont trouvé une certaine écoute dans le public, et donc dans leurs clients ou ayant-droit.

Sans faire de longs développements, il est intéressant de noter qu’on peut interpréter ou insérer cette évolution particulière dans un cadre plus général : il est bien connu et documenté que les entreprises (surtout les grandes) depuis une quarantaine d’années ont été reconnues comme des lieux de légitimation de décisions et de sociabilité, qui s’imposent aux pouvoirs politiques.

L’émergence de ce « cinquième pouvoir » s’est appuyée sur la financiarisation et la rationalisation des activités, et aussi la promotion de concepts tels que l’autorégulation qui permettait disait-on à l’époque une maîtrise des activités de meilleure qualité[3] que celle apportée par des fonctionnaires. Ce concept d’autorégulation, même s’il a disparu en tant que tel de l’espace médiatique depuis la crise de 2008, la Grande crise financière comme l’appellent les Américains, n’en est pas moins curieusement toujours à la base de la plupart des réglementations qui structurent les activités financières. 

On pourrait donc dire que l’activisme déployé par les diverses associations et ONG, aidé objectivement par les pouvoirs politiques, « contrarie » le pouvoir des entreprises dans le lieu même de la légitimation de leurs propres pouvoirs exécutifs. Ces pouvoirs trouvent ainsi des limites, qui avaient de facto disparues par la réduction du rôle attribué à « l’Investisseur » par les IFRS.

Rassurez-vous les investisseurs institutionnels sont conscients de ces circonstances particulières et en tiennent compte dans un certain nombre de situations. Ils sont attentifs à ne pas déstabiliser les entreprises.

Mais au total on voit ainsi que les idées sont à la base non seulement des pratiques professionnelles et de leurs encadrements réglementaires mais aussi que leurs basculements influencent la nature et la qualité des rapports entre les différents acteurs de la vie sociale et économique.

Je conclurai mon exposé en parlant des attentes des investisseurs institutionnels.

Ces attentes sont simples. Précisons, tout d’abord, qu’elles ne se concentrent pas sur les seules problématiques des engagements climatiques, et les seules entreprises françaises mais visent également les entreprises européennes.

Aussi, dans ce contexte à terme plus incertain, les attentes sont réelles en matière de stratégie de long terme, de suivi, de justification des opérations de croissance, d’endettement, etc. Les investisseurs institutionnels attendent donc la clarté, l’accessibilité et le respect dans les relations… Ils espèrent que la recherche leur permettra de mieux appréhender l’ensemble des sujets et même de les intégrer dans des modèles mixtes de façon que l’on ne sépare plus le financier de l’extra financier.

Pour réaliser ces attentes dans sa déclaration de rentrée 2023 l’Af2i a clairement exprimé le souhait de ses membres d’un rapprochement entre entreprises et investisseurs institutionnels. Car la recherche ne pourra pas se faire de façon séparée mais ensemble. Aussi l’Af2i a fait des propositions concrètes pour le faciliter. C’est, en particulier, l’objet du 2ème axe des « 19 propositions et recommandations pour tenir compte d’un environnement géopolitique, économique et financier radicalement nouveau », élaborées au cours du deuxième semestre de 2022.  

Les propositions faites cherchent à faciliter la détention à long terme des participations détenues par les institutions.

Je vous laisserai le soin de les découvrir, elles sont accessibles sur notre site internet.


[1] Idées-forces, selon Alfred Fouillé (1890 et 1893) ce sont des idées qui sont à la fois idées et actions. Elles ne sont pas considérées distinctes du monde physique comme dans l’idéalisme, mais elles ont à la fois des manifestations psychiques et donc elles peuvent être étudiées en tant qu’idée au travers de leurs aspects physiques. On est proche de ce qu’a promu John L. Austin (1962) la notion de performativité où un énoncé crée une réalité.

[2] Utiliser une expression unique et porteuse d’un sens aussi restreint pour désigner tous les détenteurs de titres on de créances quels que soient leurs statuts ou situations a eu pour effet de faire oublier la distinction entre les mots « placement » et « investissement » qui sont devenus des synonymes dans la presse, les documents marketing ou officiels. La différence subsiste seulement dans le langage courant : on place son argent sur son livret A mais on n’y investit pas… 

[3] Notamment par leurs capacités à calculer leurs risques et à les gérer… ! On ainsi assimilé et confondu les outils de gestion et les dispositifs prudentiels réglementaires ce qui permet aujourd’hui de justifier le caractère de plus en plus intrusif, et granulaire des réglementations, qui imposent alors une unicité des statuts, des organisations et normalisent toutes les pratiques et calculs.

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