ESGorganisation

L’entreprise, une affaire de cœur[1] 

Le livre d’Hubert Joly rentre dans cette deuxième catégorie. L’auteur a eu un brillant parcours en passant d’HEC, au conseil stratégique en particulier au sein du cabinet Mc Kinsey, à la direction de grandes entreprises françaises, puis américaines. La dernière qu’il a dirigé, Best Buy, avec 125 000 employés, est un grand distributeur de produits électroniques auprès du public. Mais Best Buy était alors au bord du gouffre et Hubert Joly a su la ramener à la rentabilité et au développement. Actuellement, Hubert Joly enseigne à Harvard. Ce livre, écrit en langue anglaise en collaboration avec une journaliste Caroline Lambert, se situe entre plusieurs genres. C’est à la fois un livre de témoignage, par les récits d’expériences vécues, personnelles ou de collaborateurs, mais c’est aussi un livre de conseil non seulement à des dirigeants mais également aux salariés, on pourrait donc le qualifier de livre de développement personnel et enfin c’est un livre de réflexions plus globales sur l’entreprise, sur ce qu’elle a été et sur ce qu’elle devrait être.

Cet ouvrage a connu un large succès. Il est facilement accessible, voire pédagogique, avec une construction quasi systématique. En effet, la plupart des chapitres débutent sur une expérience humaine qui débouche sur une réflexion que l’auteur s’efforce de valider par des références universitaires, d’études ou de sondages. Puis, en conclusion, quelques questions sont posées pour que le lecteur puisse se situer face aux sujets étudiés.

Le titre anglais avec une ambiguïté donne la réponse : The Heart of Business, le cœur des affaires ? Mais la traduction en français est plus claire : c’est le cœur, le symbole de l’humain. Là où la démotivation, la procédurisation des activités ont eu pour résultat un certain desséchement et finalement un désengagement des salariés, Hubert Joly se propose de remettre dans le bon sens, collaborateurs, dirigeants et pour finir l’entreprise.

Un des premiers points saillants du livre est la proposition de redéfinir la finalité de l’entreprise. Hubert Joly s’oppose à la conception de l’entreprise attribuée à Friedmann comme principalement focalisée sur la valeur ajouté apportée aux actionnaires. Pour lui, mettre le profit des actionnaires comme finalité est une erreur, voire contreproductif. Toutefois, même si ce discours n’a pas encore complètement traversé l’Atlantique, cette position est loin d’être originale. L’auteur précise ainsi que l’association des dirigeants des plus grandes entreprises américaines, la puissante Business Roundtable (BRT) partage ce point de vue. Après avoir en 1997 affirmé que l’intérêt de l’actionnaire primait[1], depuis 2019 cette association affirme que la finalité de l’entreprise est le bien commun[2] et que son activité doit bénéficier à toutes les parties prenantes. L’auteur développe ainsi la nécessité de donner à toute entreprise ce qu’il appelle une cause noble, une raison d’être selon la terminologie adoptée en France avec la loi Pacte (2019). Cette cause noble permet une adhésion et une valorisation de tous ceux qui participent au sein et à l’extérieur de l’entreprise à la réalisation de cette cause.

Dans l’ensemble l’auteur se fonde sur une anthropologie de l’homme assez classique, principalement judéo-chrétienne, qu’il signale comme en accord avec d’autres traditions. Cela lui permet de définir ce qu’est le travail pour l’être humain et comment celui-ci, pour combler ses aspirations, doit intégrer les dimensions personnelles, familiales, relationnelles voire solidaires des collaborateurs. L’auteur s’oppose en ce sens aux démarches qui s’efforcent de ne considérer dans les activités économiques que les aspects de la personne utiles à ces activités.

Cette dimension holistique est éminemment sympathique et tend à faire de l’entreprise pour chaque collaborateur un lieu de réalisation personnelle qui le rend heureux et donc toujours plus productif. Et ce, d’autant plus qu’il s’est appliqué à lui-même cette exigence. Il montre ainsi qu’une certaine modestie, une volonté à ne pas apparaître comme un super héros, lui ont permis de faire s’exprimer les talents autour de lui. Cette déconstruction du DG, pardon du CEO superman, on aurait dit auparavant Rex et Imperator, est donc aussi une façon de définir ce qu’est ou ce que devrait être l’exercice de l’autorité par le dirigeant d’une entreprise. De fait, à la lecture on a l’impression que son départ de la société s’inscrit comme une suite logique de ce mouvement d’effacement progressif après des débuts où ses décisions se sont imposées clairement.

Hubert Joly se place ainsi dans une tendance à la spiritualisation de la figure du patron, et qui devient l’entrepreneur. Cette tendance, le sociologue Anthony Galluzzo l’a relevée chez les patrons de la Silicon Valley[3], et notamment pour Steves Jobs. « L’entrepreneur, élaborant sa geste créatrice doit à tout prix éviter d’apparaître comme un patron, c’est-à-dire comme un agent économique extrayant de la plus-value et comme un maître régnant sur ses subordonnées. Il lui faut alors appartenir au monde éthéré des idées et donc s’éloigner des trivialités de la production. » Et plus loin Galluzzo parle de « dimension quasi-christique » attribuée à Stève Jobs et donc aux entrepreneurs.

Il est clair que dans les métiers de la distribution de produits électroniques, le « produit » spécifique dont l’entreprise extrait sa valeur ajoutée est l’acte de vente. Celui-ci est immatériel, il est une expression de la relation entre l’acheteur et le vendeur. Sa trivialité est donc très réduite dès lors que les deux acteurs restent des personnes humaines, contrairement à Apple qui doit effacer toute allusion aux matériaux : lithium, plastiques, métaux, cobalt, à leurs conditions d’extraction, à la fabrications de pièces et aux opérations d’assemblages. Il est ainsi plus facile pourrait-on dire de prôner le cœur humain d’une entreprise telle que Best Buy dès lors qu’elle ne peut exister sans l’humain[4].

Mais ce mouvement d’effacement pour faire grandir son entourage est-il la seule motivation de cette disparition progressive du commandement ? Cet effacement est-il ainsi l’inévitable devenir ultime de l’autorité et des relations de pouvoir ? Cette perspective de création de communautés dont l’orientation vers une cause noble ne nécessite plus qu’une animation, ne peut-elle pas être un leurre, utile pour ceux qui souhaiteraient masquer des réalités plus rudes ?

Voilà autant de questions qu’il sera intéressant de se poser, et notamment en revenant sur l’autorité, sa nécessité et les interactions avec les principes d’organisation des activités économiques.

Ce n’est pas le moindre mérite de ce livre, sympathique et qui se lit d’une traite, d’ouvrir ce champ de réflexions essentielles.


[1] Voir par exemple dans » les principes de gouvernance » du BRT (2001) page iv: “it is the responsibility of management to operate the corporation in an effective and ethical manner in order to produce value for stockholders”.

[2] Voir sur le site de l’association la déclaration adoptée en août 2019 qui confirme que « l’engagement inébranlable du monde des affaires à continuer de promouvoir une économie au service de tous les Américains »

[3] Anthony Galluzzo, le mythe de l’entrepreneur, défaire l’imaginaire de la Silicon Valley, Zones, 2023.

[4] L’alternative dans cette activité est le e-commerce où une « plateforme » donne accès aux acheteurs à des stocks de produits ou services à la vente, et ce, sans vendeur. C’est une industrialisation de la traditionnelle vente par correspondance renouvelée, et au-delà, par de puissants moyens informatiques.


[1] Hubert Joly, L’entreprise, une affaire de cœur, Paris, Plon 2022. (traduction française de The heart of Business, Harvard Business Review Pres, 2021)

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