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Tyrannie and Co

Les grandes entreprises contre la liberté

Par Sohrab Ahmari, Paris, éd. Salvator 2014

Ce livre a été écrit par un journaliste américain. La traduction littérale du sous-titre de l’édition originale est « comment le pouvoir privé a écrasé la liberté américaine et ce qu’il faut faire pour y remédier ». Il annonce clairement la couleur. C’est un livre engagé qui souhaite mettre en évidence comment a été transformée la vie des Américains par ce que l’on a appelé la dérégulation, impulsée à partir des années 1970 et renforcée par le Président Reagan.

L’auteur met en évidence un renforcement de ce qu’il désigne comme une coercition économique qu’exercent principalement les entreprises sur les individus. Cette coercition, selon l’auteur, a un caractère politique.  Et ce, même si les tenants néolibéraux le contestent car ils ont réussi une nouvelle fois ce que dénonçait Karl Polyani, un désencastrement de l’économie de la société, en retirant du champ de la délibération les relations d’ordre économique en les insérant dans un schéma technico-scientifique. Dès lors pour réduire cette coercition il appelle de ses vœux le rétablissement d’un capitalisme socialement régulé qu’ont su établir les générations d’après guerre, selon lui avec une certaine réussite, en créant cette fameuse classe moyenne aujourd’hui largement disparue.

Par delà l’énoncé des solutions, le livre présente un réel intérêt par la description des réalités vécues par les Américains et pour ce faire, comme souvent dans ce genre de livre, il présente des cas concrets qu’il analyse et généralise en s’appuyant sur des études universitaires ou des essais.  Dans une première partie, il aborde ainsi l’évolution des relations entre entreprises et salariés, l’effet des privatisations de services publics, la disparition de la presse locale, ou l’instrumentalisation de la loi sur les faillites par des groupes solvables pour échapper à des poursuites.

Ainsi la souplesse des relations de travail facilite, dit-on, certes les allègements d’effectifs, mais aussi les embauches. En fait, l’auteur présente cela comme un dispositif de coercition assez brutal, résultat de ce que l’on pourrait appeler une idéologie consacrant la liberté du contrat comme un principe sacré et ce, sans considération des capacités réelles des parties en présence.

En s’appuyant sur cet absolu de la liberté contractuelle on apprend que la Cour Suprême a ainsi expurgé les législations des états de toutes lois ou accords restreignant cette liberté pendant une période appelée « l’ère Lochner » s’étendant de 1897 à 1937. A partir de cette date, le bras de fer avec la Cour Suprême remporté par le président Roosevelt a permis d’installer des législations plus favorables, dans le contexte du New Deal. Toutefois cette tendance s’est renversée dans les années 1980 et la conception d’un contrat de travail comme un contrat de gré à gré domine actuellement. Cette conception a permis d’imposer des contrats auxquels il peut être mis fin sans raison et dans lesquels des clauses bloquent toute capacité de contestation privée ou publique des salariés. Dans certains cas est ainsi empêché le recours à des tribunaux au profit d’instances d’arbitrages éventuellement très couteuses à solliciter ; la jurisprudence dans les années 1980 ayant étendu aux relations sociales cet arbitrage légal mais initialement prévu par le législateur pour résoudre des litiges commerciaux.

Un même détournement ou extension du domaine de certaines lois se retrouvent dans la description de l’utilisation problématique de la loi sur les faillites (chapter 11). Depuis longtemps cette loi est citée en exemple pour faciliter la pérennité des entreprises aux prises à des difficultés. Et la récente réforme du droit des faillites en France reprend assez largement ses dispositions.

En fait, dans un certain nombre de cas, elle est utilisée pour échapper à des poursuites en responsabilités ou à des paiements d’amendes. On utilise le pouvoir du juge, dans le cadre de ce Chapter 11 de suspendre toutes les poursuites, ce qui donne le temps de négocier sous la menace (dépêchez-vous d’accepter car il n’y en aura pas pour tout le monde…) des décharges de responsabilités à bons compte au profit de certains, etc. De même, est exposé l’usage du « Texas two steps » au terme duquel une entreprise se scinde en deux entités, attribue à l’une la plus grand part des poursuites, et la met en faillite sans que l’autre partie soit impliquée. On décrit ainsi les manœuvres de Purdue Pharma, détenue par la famille Sackler, responsable de la production et de la large diffusion catastrophique d’opioïdes, face à la multiplication des plaignants publics et privés. Le lecteur apprend également comment Johnson & Johnson a réussi à se dégager avec succès des actions en responsabilité en utilisant toutes les ressources de la procédure en choisissant des juges favorables aux grandes entreprises, en délocalisant pour ce faire les sociétés, etc.

A ce dévoiement de procédures ou de lois à rebours des intentions initiales des législateurs, s’ajoutent également ce qui est présentée souvent en Europe comme « la solution » : la privatisation de services publics. L’auteur décrit les conséquences de gestion inappropriées de services d’urgence privatisés ou les comportement de repreneurs d’entreprise où les buts normaux (créer de façon rentable des produits et service) s’effacent et en adoptant une stratégie d’érosion de ses propres ressources pour la distribuer, ils transforment les entreprises en Erodeuses selon la typologie d’Oren Cass. Des journaux locaux américains ont fait partie des victimes de ces comportements.

Au total voici un livre stimulant qui met le lecteur au contact de réalités trop souvent ignorées.

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