L’Occident mourra-t-il de son incapacité à anticiper correctement les risques financiers ?
SOVIÉTIQUE STORY…
Cet article est paru dans le site Atlantico le 25 novembre 2011. Je le publie à nouveau. Douze ans ont passé mais les faits dénoncés : complexité, confiance excessive dans les modèles et les mesures de risque sont toujours présents. Fin 2011 l’Europe venait de vivre la crise grecque après avoir vécu celle de 2008. Six mois après la parution de l’article, en juillet 2012, le Pdt de la BCE Mario Draghi prononçait son “What ever it takes “. Les politiques monétaires (QE et ZIRP) qui étaient une innovation alors, vont devenir massives et courantes. Mais, malgré tout, ces politiques n’ont pas résolu ce qui menaçait à l’époque et aujourd’hui encore : la stagnation, devenue depuis 2022 une stagflation. C’est elle qui contribue à fragiliser l’ensemble.
Et si l’Occident était menacé par la complexité technique inhérente au système financier mondial comme l’URSS le fut par la complexité générée par la planification au sein de son empire ?
Une crise est l’occasion de toutes les questions. Mais il en est une qui revient souvent de façon lancinante : où est l’erreur ?
En matière d’organisations humaines, le succès apparemment durable n’élimine pas le risque d’être rattrapé par les conséquences néfastes de mauvais choix. Et si on ne s’interroge pas ainsi, c’est encore plus grave. Car cela traduit une vision plus idéologique que réaliste des situations. Comment ne pas être choqué par cette déclaration en juillet 2011 de Pascal Lamy, le directeur général de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) au journal Le Monde : « la démondialisation est un concept réactionnaire ». A faire frémir : quels opposants va-t-il bientôt traiter de vipères lubriques ? Non, le réel est toujours plus compliqué que ne le suggère les théories économiques, fussent-elles primées par un prix Nobel ou promues par une gloire défunte. Le temps et les crises font toujours la lumière sur les conceptions et les choix qui se révèlent un jour objectivement néfastes ou contreproductifs.
En bons pragmatiques, il nous faut accepter que les sociétés, comme les fruits dans un verger, croissent avec des vers. Le principal est alors non pas d’éradiquer l’erreur ou de tuer le ver, mais d’en limiter l’usage ou la virulence pour qu’au bout du compte il reste de la chair à manger.
Quelle est l’idée type qui est candidate au statut de « ver dans le fruit » en matière économique ?
Paradoxalement c’est l’idée dite de « bon sens ». En effet, elle recueille spontanément le plus d’approbation. La mettre en avant permet de construire rapidement des consensus. Ces fameux consensus qui fondent et légitiment, actuellement en Europe et aux Etats-Unis, les lois et les règlements. Cette idée de bon sens passe facilement l’épreuve des diverses consultations. L’exigence d’analyse sur sa structure, ses effets potentiels est donc réduite. Et ce, contrairement aux idées complexes ou contre intuitives qui doivent, elles, subir les feux des critiques sociales, politiques ou universitaires.
L’ouverture des frontières, défendue par Pascal Lamy a dû acquérir un statut de loi scientifique (Loi dite de Ricardo-Mills) pour être adoptée tant elle heurte le sens commun.
Prenons donc deux idées de « bon sens » : la planification et la mesure du risque.
La planification ou le ver qui a mangé le fruit soviétique
Historiquement, on peut soutenir que la planification qui fut utilisée de façon systématique et centralisée pour définir l’allocation des ressources dans l’économie soviétique est à la base de l’échec de son modèle économique. après la deuxième guerre mondiale et pendant près de vingt ans, les économistes de tous bords ont été frappés – voire conquis – par l’efficacité apparente de ce système : taux de croissance, tonnages et volumes de production, tout y était…
Relisons ainsi dans les Dix-huit leçons sur la société industrielle, écrites à la fin des années 1950, les commentaires de Raymond Aron, pourtant peu suspect de sympathie pour ce régime. Si les chiffres impressionnaient, seule la conviction que le coût humain était trop fort freinait l’adhésion. Toutefois, année après année, la mécanique s’est grippée. Les fonctions d’arbitrage et la rationalité qui devaient s’y implanter se sont effondrées. Deux raisons principales : tout d’abord la complexité toujours croissante qui est apparue dès que l’économie eût quitté le stade de la reconstruction de l’après-guerre, ensuite la pollution des divers circuits d’information nécessaires pour les prises de décisions, que ce soit sur les besoins ou sur les réalisations.
Complexité et information déficiente bloquèrent ainsi ce qui était aux yeux de ses partisans, le comble de la modernité : l’introduction de la rationalité.
L’histoire raconte alors les gaspillages, les déperditions, les statistiques truquées de plus en plus décalées avec les vraies réalisations. Le tout entraîna un glissement vers un poids toujours plus grand du coûteux complexe militaro-industriel, qui s’effondra avec le régime politique suite à une vaine tentative de réforme (pérestroïka) et de transparence (glasnost).
La mesure du risque ou le ver qui menace l’économie occidentale ?
Nous avons dit que les hommes sages et que les organisations avisées évaluent leurs risques. Certes, mais, ces dernières années, on a pu observer une évolution de l’évaluation qualitative, fruit de l’expérience, vers une mesure objective du risque (appelée métrique), elle-même issue d’un calcul réalisé par un modèle mathématique censé représenter le réel et utilisant des données, dites de marché.
L’acceptation générale de la validité de la mesure du risque fonde les principales évolutions réglementaires réalisées depuis près de trente ans. Elle a permis de justifier les nouveaux modèles d’activité, la création de produits mais aussi la conception des dispositifs prudentiels dits de maîtrise des risques. Le système bancaire est ainsi passé d’une organisation marquée par la fragmentation territoriale et la spécialisation à un modèle global, généraliste et oligopolistique. La première était justifiée par la maîtrise de risques jugés comme inconnaissables, et dont il fallait limiter absolument les conséquences. Le second est validé lorsqu’on accepte qu’il existe un modèle juste qui calcule exactement le risque, et détermine alors le montant de fonds propres pour y faire face. Ces sommes requises étant le seul coussin (buffer) pour faire face aux évènements à venir. C’est le principe de l’IRB, internal rate based, au cœur des règles dites de Bâle 2 pour les banques, et Solvency 2 pour les assureurs.
Or la plupart des modèles de calcul ont logé dans leurs hypothèses fondatrices le mouvement brownien pour intégrer les aléas apportés par le futur. Mais ce choix a été repéré par les scientifiques comme faible, car il décrit un futur sage et continu, où les valeurs convergent toutes vers des valeurs moyennes par le jeu de lois des grands nombres.
On peut montrer qu’il introduit, à la source des organisations, un déterminisme et un optimisme généralisé irréaliste, qui a justifié l’accumulation du risque en quantité et en diversité. On a pu ainsi qualifier ce choix de virus, ou encore d’ADN défectueux.
De fait, il n’est pas étonnant qu’au total le système, malgré, ou à cause, de l’énormité des actifs gérés et des moyens qui lui sont affectés, présente une image globale de faiblesse et d’inefficacité qui engendre une insatisfaction sociale profonde.
Pour poursuivre le parallèle, que constate-ton aujourd’hui ?
Comme sous l’ère soviétique, le monde économique fait face à deux problèmes majeurs : la complexité et l’information. Ceci n’est pas le fruit du hasard.
Le modèle trop simpliste, qui a favorisé une globalisation élargie, génère un besoin paradoxal de complexité pour suivre le réel. Le cadre conceptuel étant inadapté, les différents experts, spécialement après les crises, produisent des dispositifs de plus en plus détaillés de prescriptions diverses pour répondre à tous les cas rencontrés. Tous les professionnels le vivent avec les 2 000 pages de la loi Dodd-Franck ou les épaisses prescriptions européennes, directives ou règlements. A chaque nouvel incident surgissent donc de nouveaux besoins de perestroïka mais aussi de glasnost pour repérer l’information essentielle qui a été ratée.
Au total, dans le système financier actuel le « ver dans le fruit » est en train de grossir. Sans réellement produire plus de sécurité, il provoque des parasitages multiples (hausse des coûts), la pénalisation des produits à hautes valeurs ajoutées sociales et économiques (destruction des capacités de gestion à long terme), la réduction de la capacité de service (concentration des équipes sur l’obligation de moyens et non de résultats) etc.
Tout ceci est vraiment préoccupant. Il serait temps de reprendre la main.
Que préconiser alors ? Le contraire de ce qui a conduit à la crise ? Pourquoi pas ! Mais avant tout, il faut promouvoir une réflexion scientifique exigeante qui, elle seule, pourra permettre de consolider une globalisation financière rendue fragile par son extension et le simplisme de ses idées fondatrices.