PSYCHOLOGIE DES ERREURS HUMAINES, selon Charlie MUNGER
Charlie Munger est mort ce 28 novembre 2023 à 99 ans. Son talent d’investisseur et donc de preneur de bonnes décisions était remarquable. Il l’a exercé au coté de Warren Buffet. Leurs choix, leurs critères de décision ont été analysés, commentés, disséqués pendant près de 40 ans. Malheureusement, force est de constater que, malgré l’excellence de leurs résultats, les pratiques professionnelles et prudentielles réglementaires ou non, aussi bien aux Etats Unis qu’en Europe, ne se sont que faiblement inspirés de leur exemple. La mathématisation et la modélisation ont été privilégiées malgré des déboires réguliers de la maîtrise des risques depuis la fin des années 1980…
En hommage à Charlie Munger et à son talent, le lecteur pourra trouver ci-après le texte d’une note que j’ai remise au début des années 2000 à tous les analystes et gérants de l’équipe de la direction des investissements de la SMABTP, puis régulièrement, pendant quelques années, aux nouveaux arrivants. C’est la contraction d’un entretien de 80 minutes que Charlie Munger avait eu à l’université d’Havard en juin 1995 au sujet des biais cognitifs. Depuis, nous pourrions illustrer plusieurs item avec des exemples tirés de ces 20 dernières années….
Charlie MUNGER, le bras droit de Warren BUFFETT pour la gestion du fonds BERSHIRE- HATHAWAY, s’est exprimé à plusieurs reprises sur les circonstances qui favorisent des prises de décision erronées.
Dans un entretien en juin 1995 à Harvard, il en a décrit 22 (24 annoncées).
Bien évidemment ces erreurs résultent soit de circonstances favorisant l’erreur de jugement humain mais également de dispositions qu’utilisent de façon consciente ou inconsciente les individus ou les groupes pour travailler l’opinion.
Il m’a paru intéressant de vous les communiquer.
L’art de la gestion s’apprend également en réfléchissant aux causes de ses propres erreurs.
1. Sous-estimation du pouvoir d’influence que constituent les « incitations »
Ce vocable « d’incitation » recouvre les situations où un avantage personnel ou collectif d’ordre financier ou autre peut biaiser un jugement, une volonté, une détermination.
Pour le commercial les primes liées à des ventes réalisées jouent ce rôle.
Ce peut être également une situation qui favorise l’adoption d’une solution ou un type d’action indépendamment de leur pertinence. Ainsi, se rattache à ce biais le syndrome appelé « de l’homme avec un marteau » selon lequel ce dernier considère, a priori, chaque problème comme un clou.
Ainsi, le moyen dont vous disposez biaise le choix d’une solution pour résoudre un problème.
2. Le refus psychologique
Dans certaines circonstances, la réalité est trop douloureuse ou trop difficile à supporter. Aussi, ses éléments sont déformés jusqu’à ce qu’elle soit supportable.
3. Le biais dû à des « incitations » agissant à la fois dans l’esprit de quelqu’un et dans celui d’un conseiller de confiance qui crée ce que les économistes appellent les « coûts d’agence ».
Lorsqu’un conseiller agit sous l’effet d’une « incitation » celle-ci est retransmise dans l’esprit du décideur, toutefois celle-ci n’est pas forcément immédiatement décelable, compte tenu de la confiance accordée au conseiller.
Dans le domaine des marchés financiers un vendeur quelque soit son avis inévitablement essaye de faire faire une transaction à son client.
4. Une très puissante tendance à la base des erreurs de jugement est le biais introduit par la tendance à « l’entêtement » et à « l’attachement » incluant celle à éviter ou au contraire à résoudre trop promptement des informations discordantes.
Ce biais inclut également la tendance à l’auto-confirmation de toutes ses propres opinions, tout particulièrement celles qui ont été exprimées et encore plus celles qui furent dures à établir. Cette tendance conduit à ce qu’individuellement ou collectivement une idée nouvelle soit rejetée en bloc si elle est contradictoire avec celle qui est développée communément (cf. le rejet des innovations scientifiques par le milieu scientifique).
A contrario les techniques de lavage de cerveau qui reposent sur une acceptation progressive des idées imposées essayent de contourner cette tendance.
5. Le biais par « association Pavlovienne » facilitant la construction erronée de fausses corrélations comme base fiable pour une prise de décision.
Cette tendance est particulièrement utilisée en publicité. Le publicitaire essaye d’associer un produit avec une sensation ou une image.
De façon dérivée, on notera l’association du messager à la nouvelle apportée, appelée syndrome du « messager perse » qui était, selon la coutume, tué lorsqu’il apportait la nouvelle d’une défaite. Dans les entreprises ce syndrome, très fréquent, explique les retards de prise en compte des mauvaises nouvelles, personne ne souhaitant y être associé.
En finance, ce phénomène d’association joue tout particulièrement dans l’assimilation inconsciente du « prix » à la « valeur » et rend très difficile la reconnaissance d’opinions pourtant pertinentes et argumentées sur la « valeur » si le « prix du marché » est trop différent.
Cette association joue également en marketing ; notamment lorsque la valeur d’un appareil est difficilement appréciable techniquement (par exemple chaîne HIFI, TV, ordinateur), celle-ci est associée au prix : ce qui est cher a de la valeur et réciproquement…
6. Le biais induit par la tendance de « l’action en retour » qui inclut la tendance à agir comme on pense que les autres s’y attendent.
Les tactiques commerciales où, dans un premier temps, on demande beaucoup et où, dans un second temps, la demande est réduite utilise ce biais.
L’individu a toujours tendance à agir dans le sens dans lequel les autres, ceux qui l’entourent, s’attendent à le voir agir.
Et ce que vous faites change alors ce que vous pensez.
7. Le biais provoqué par l’influence d’une référence « sociale ».
Ceci peut être particulièrement vrai dans des conditions naturelles d’incertitude et de stress. Ce qui est souvent le cas pour des gestionnaires sous la pression des clients et des marchés.
La théorie de « l’efficience des marchés » (selon laquelle le prix de marché intègre toute l’information disponible) renforce le pouvoir de cette tendance naturelle. L’affichage du prix du marché, référence sociale par excellence, reflétant théoriquement ce que les autres pensent, provoque très souvent ce biais.
En économie, pour le choix de stratégie, la référence « sociale » introduit souvent des mouvements moutonniers ou mimétiques (cf. l’abus d’investissement dans l’Internet). En univers incertain la validation implicite d’une décision par le fait d’avoir été jugée pertinente par un grand nombre réduit le risque pour celui qui l’adopte également si elle s’avère ultérieurement fausse. D’où le comportement sur le marché fondé sur l’adage : « mieux vaut se tromper avec tout le monde que de risquer d’avoir tort tout seul » ou « le gain de crédibilité acquis en ayant raison tout seul est beaucoup plus faible que la perte subie en se trompant face au marché ».
8. Le biais introduit par l’attachement à la beauté d’un système d’explication.
Ceci provoque naturellement des risques de persister dans l’application d’un système faux mais qui vous satisfait intellectuellement. (Biais proche de celui provoqué par le syndrome de « l’homme avec un marteau »)
KEYNES disait « mieux vaut être à peu près dans le vrai qu’être avec précision dans le faux ».
9. Le biais introduit par les effets de contrastes entraînant des distorsions de sensations, de perceptions et d’appréciation
Il contribue à piéger l’appréciation de situations par l’utilisation de comparaisons mal maîtrisées.
Cette tendance est utilisée dans la vente par agence immobilière où le vendeur vous fait visiter des maisons laides et chères avant de vous proposer une maison moins laide mais encore chère.
10. Le biais provenant de l’influence de l’autorité.
Sans commentaires, le chef a toujours raison…
11. Le biais provoqué par un syndrome de sur-réaction à la privation, qui inclut également les sensations provoquées par une pénurie réelle ou menaçante ou la suppression de quelque chose de possédé ou de désiré.
En finance, cela explique qu’il n’y a pas de symétrie dans les réactions d’un opérateur lorsqu’une position est perdante ou gagnante.
12. Le biais provoqué par l’envie ou la jalousie.
Sans commentaires…
13. Le biais provoqué par la présence de produits chimiques
Problème de décisions sous excitants ou au contraire tranquillisants, anti-dépresseurs et autres.
14. Le biais provoqué par une contrainte de type « jeu d’argent »
La décision financière ou stratégique est vécue psychologiquement comme un jeu d’argent avec une mise. Les résultats négatifs obtenus sont vécus avec un biais de sur réaction à la privation. Ceux positifs justifient la poursuite du « jeu » celui-ci est toutefois d’autant moins perçu comme un jeu que des décisions ou actions concrètes donnent l’illusion d’une action réelle et maîtrisée. Cet aspect fait ainsi ressentir comme « plus maîtrisé » le jeu lorsque le joueur lance lui même les dés… En finance des décisions non maîtrisées peuvent entrer dans un tel cadre.
15. Le biais provoqué par l’influence de l’affectif.
Ceci se traduit par la tendance à préférer généralement soi-même, ses propres idées et celles développées par des personnes appréciées ; et inversement, à se méfier des idées de ceux que l’on n’aime pas.
16. Le biais provenant de la nature non mathématique du cerveau humain dans son état naturel quant il cherche des solutions approchées en utilisant des probabilités.
Ce biais est souvent renforcé par une surestimation des informations qui sont immédiatement disponibles.
En finance, on sur-pondère toujours le comportement récent d’un titre ou ses chiffres d’exploitation des derniers exercices. Ceci fonde la tendance à raisonner sans rechercher d’autres éléments d’explication que ceux immédiatement disponibles.
17. Le biais provoqué par l’influence d’une évidence éclatante. (Attention biais très fréquent, car joue sur une paresse naturelle))
Une idée qui apparaît franchement juste est rarement vérifiée. (hélas commentaire de 2023 !!!! )
18. Pour répondre à la question « pourquoi », la confusion mentale créée par de l’information non triée et non intégrée dans une structure théorique créant des généralisations abusives
Se rattachent à ce biais les influences néfastes provoquées par des explications erronées ou par l’échec pour obtenir une réponse satisfaisante.
En effet, face à un phénomène quelconque l’observateur est tenté de répondre à la question « pourquoi ? ». Il est souvent frappant de constater le caractère limité des explications utilisant des « relations » non démontrées pour présenter comme certains des rapports de causes à effets. Cette disposition se trouve fréquemment dans les articles de presse économiques où les journaliste jonglent avec les faits plus que n’argumentent.
Pour répondre à la question « pourquoi » on doit intégrer des faits vérifiés de façon structurée dans un cadre théorique ayant fait ses preuves.
19. Le biais introduit par la réduction normale de sensations, mémoire ou de savoir.
Charlie Munger précise alors : “je n’ai pas assez de temps pour développer ce point “…
20. Le biais introduit par le « stress » ou des changements de contexte pouvant avoir des effets temporaires ou permanents.
Certaines habitudes bénéfiques ou savoir faire peuvent être pris en défaut dans certaines situations. Ainsi, une crise boursière peut altérer des comportements bien établis.
21. Le biais provenant de la variation de ses capacités mentales du fait de la fatigue ou de la maladie ou de la perte d’habitude.
Dans le dernier cas, est visée la perte d’habitude et l’oubli du savoir-faire qui en résulte. Un opérateur se doit de valider celui-ci lorsqu’il « revient » sur un marché.
22. Le biais introduit par la confusion produite par le syndrome « dit quelque chose ».
Selon celui-ci, un individu désarçonné par une situation inconnue ne peut s’empêcher d’agir ou de parler même sans utilité….
En conclusion au travers du jeu des questions réponses l’auteur a évoqué quelques « trucs » pour limiter ou utiliser ces dispositions psychologiques.
1. Pour l’analyse de phénomènes complexes : se plier à la règle des 5 « W » et répondre
a. Who : qui
b. What : que voulez-vous faire
c. Where : où
d. When: quand
e. Why: pourquoi
2. Utiliser des simulateurs pour s’entraîner, ce qui oblige à définir « à froid » ce qui doit être fait.
3. Pour assimiler des pratiques : utiliser la technique des écoles de médecine : voir une fois, le faire, et l’enseigner.
4. Règle de « Granny » : manger ses carottes avant le gâteau ! Faire ce qui a de plus désagréable ou fatigant en premier.
5. Utiliser des arbres de décisions, pour hiérarchiser les décisions à prendre.
6. Pratiquer une « autopsie » sur ses décisions bonnes ou mauvaises périodiquement.
7. Faire comme Charles Darwin combattre ses faiblesses systématiquement. Ce dernier avait du mal à prendre en compte les avis opposés à ses idées. Aussi s’astreignait-il à les noter pour penser à les examiner.
8. Eviter, comme la peste, les situations d’enchères. Règle n°1 de Warren Buffett pour les enchères : n’y allez pas.
Bon courage