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Les marchés sont-ils fous ?

Cet article complète un post LinkedIn paru le 20 novembre 2023

A intervalles réguliers, des cris s’élèvent pour qualifier de folies des évènements ou des comportements des marchés financiers.

De fait, certaines observations font ressortir des évolutions qui présentent certaines caractéristiques de ce que l’on appelle communément la folie. C’est le cas lorsque on constate des mouvements souvent massifs d’achats ou de vente qui semblent contraires à ceux qui auraient été considérés comme “normaux” par une personne dite de bons sens. De même, est-on régulièrement choqué par le constat d’absence de limites, en présence par exemple de bulles ou de krachs de marchés ou portant sur des valeurs ou un secteur .

La réponse à ces deux questions peut s’exprimer de façon simple en relevant que le Marché est devenu progressivement depuis une quarantaine d’années ce que Marcel Mauss a appelé un fait social total (1). C’est à dire que ce fait s’applique à tout et que tous nous sommes impliqués par ce fait. Les marchés sont devenus le Marché, avec une majuscule, ce qui lui donne en plus une certaine personnification. Ainsi, les réglementations prudentielles et comptables ont imposé il y a plus de vingt ans la validité et la légitimité des valorisations issues des données de marché, soit directement pour évaluer des portefeuilles de titres, soit pour calculer une valorisation des engagements ou des actifs à l’aide de modèles, et déterminer le “risque “porté par l’institution qui détient ce portefeuille, ces actifs ou ces engagements. Cette croyance est si forte et si incontestée que le prix de marché, c’est à dire le prix relevé lors d’une transaction est considérée comme la révélation, à la fois, d’une part d’une valeur, c’est à dire un chiffre qui reflète une réalité durable de façon exacte et d’autre part une évaluation permettant une transaction acceptable entre deux parties compétentes. Ces deux significations se retrouvent bien dans l’expression française utilisée par les comptables en France : la “juste valeur”, traduction mot à mot de ” fair value. ” Car en français le mot “juste” a les deux sens (exactitude et légitimité) mais la position inhabituelle de ce qualificatif avant le nom indique un usage spécifique, laissant penser que cette traduction est une translation d’une expression d’une langue dans une autre et non une vraie traduction.

Donc, puisque le Marché est un fait social total, pour le professionnel, pour le financier, pour le comptable, pour le fonctionnaire d’une Autorité administrative, et tout autre intervenant ou client, le Marché dit le vrai, et la plupart des personnes s’interrogent peu ou pas si les conditions réelles de marché (concentration ou typologie des acteurs, etc.) coïncident avec les conditions définissant scientifiquement ce qu’est un marché.

Pour le Moderne, on pourrait recycler le slogan d’un discours de Pétain attribué à Emmanuel Berl “Seule la Terre ne ment pas ” et le transformer en “Seul le Marché ne ment pas”.

Dès lors, lorsqu’un observateur qualifie une observation de folie, généralement, il ne fait que constater que la différence entre ce qu’il voit, appelons cela la réalité, et ce qu’il aurait dû voir si les modèles conventionnels qui la représentent étaient pleinement valides.
Mais le réel est toujours plus fort que les idées, et, dans notre cas, celles qui permettent de construire des systèmes pour contrôler ce réel et s’en servir à diverses fins.
Ainsi l’efficience des marchés (HEM) qui a contribué à valider l’usage et l’extension du Marché à tous les aspects de la vie économique et sociale n’est pas une réalité scientifiquement démontrée. C’est seulement un concept. Ce concept, je l’ai qualifié de toxique dans mon livre de 2015 (1), car imposer la HEM pour valider des institutions (systèmes reconnus légalement comme légitimes) produit des effets néfastes dans la société tout entière. Jean Boissinot, dans un commentaire au post LinkedIn qui a justifié le présent article, a bien raison de citer à ce propos le “paradoxe” de Grossmann-Stiglitz. Ce mot “paradoxe” exprime en termes convenus ce que Grossmann et Stiglitz ont vu : les contradictions qui apparaissaient en introduisant ce concept dans la représentation du marché telle qu’elle s’imposait progressivement alors et qui s’est étendue depuis.

Un des effets (bénéfiques ?) des politiques monétaires de taux très faibles voire négatifs et d’injections massives de monnaies (Quantitative Easing ou QE) pratiquées par les banques centrales, est d’avoir donné l’occasion à tous les citoyens d’observer en vraie grandeur pendant dix ans les dysfonctionnements prévisibles des marchés que l’application de ces politiques monétaires ont provoqués.
L’abondance de liquidités disponibles a, non seulement perturbé le système de valorisation relatif des projets d’investissements comme l’avait promu ses concepteurs initiaux (Hayek, von Mises…), mais a donné aussi des indications fausses introduites dans les comptabilités d’entreprises et dans les modèles macro-économiques (déjà critiquables) ce qui explique en partie la myopie des Banques centrales occidentales face à l’inflation, aux bulles, etc.

L’observation de ces dysfonctionnements prévisibles démontre ainsi qu’établir des marchés comme les valorisateurs de tous titres ou engagements, n’est qu’une construction sociale (et donc éventuellement défaillante) et non la reconnaissance d’une réalité en elle-même.

En fait, utiliser ainsi le marché comme valorisateur, alors que le marché aurait dû rester un lieu d’opportunités et de choix, un concours de beauté, comme le disait Keynes, a permis collectivement d’éliminer le temps dans la reconnaissance de la valeur. On a ainsi réduit l’espace social à la seule dimension spatiale dans un présent supposé éternel.
Or, s’il est une vérité que les professionnels comme les scientifiques reconnaissent (voir John Commons et son concept de futurité) c’est que le temps prime sur l’espace. Donner la priorité à l’espace sur le temps c’est vouloir tout contrôler, tout posséder, tout maîtriser, tout résoudre, en un mot cela conduit à la folie !

(1) Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » (publié dans l’Année sociologique 1923-1924).

(2) Hubert Rodarie, la pente despotique de l’économie mondiale, Salvator, 2015

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