Economiepolitique

Réflexions sur la guerre en Ukraine et ses impacts sur l’activité et le commerce international

article paru le 8 mars 2022 sur le site de l’Académie des Sciences Commerciales https://academie-des-sciences-commerciales.org/

A l’heure où nous écrivons[1], la guerre s’étend en Ukraine. Objectivement, il est difficile de décrypter les buts de l’attaque russe. Aujourd’hui l’analyse est piégée entre l’intoxication et la propagande. On peut alors essayer de repérer des schémas anciens, pour identifier des séquences stratégiques et imaginer la suite. Par exemple l’alliance Russie-Chine s’apparente-t-elle ou non à l’alliance germano-soviétique de 1939 ? Souvent interprétée comme une alliance de dépit, face au blocage américain soucieux de conserver son protectorat sur l’Europe et de l’étendre le plus à l’Est, elle pourrait être analysée à la lumière des derniers évènements comme une alliance offensive permettant de rendre la Russie insensible aux seules ripostes possibles pour l’Europe. Ce qui ouvre sur des perspectives plus inquiétantes.

En effet, face à l’Ukraine que risque la Russie ? Sur le plan militaire la disproportion des forces est patente mais les guerres ne sont jamais faciles et peuvent réserver des surprises. Les soviétiques en Pologne ou en Finlande l’ont appris. Mais il est évident qu’en l’absence d’engagement direct américain les européens ne pourront pas aider militairement substantiellement les Ukrainiens, dont le pouvoir politique est faible et corrompu, M. Biden est bien placé pour le savoir.

Ces circonstances mettent en revanche bien en évidence le constat que, de façon dangereuse, l’Europe ne s’est construite ni comme une puissance politique, ni comme une puissance militaire. Au contraire, elle s’est à la fois alignée sur les objectifs politiques américains et appuyée sur les moyens militaires américains dans le cadre de l’OTAN. Sa puissance en matière d’industrie d’armement sophistiquée est faible, les efforts de production et d’exportation proprement européens ont été systématiquement combattus par les Américains qui fournissent de facto les principaux équipements. Abrités pensaient-ils dans l’OTAN et dans l’Union Européenne, les pays se sont au contraire désarmés réduisant année après année leurs capacités opérationnelles et leurs industries de guerre.

Les seules ripostes possibles de l’Europe sont donc d’ordre économique : par des blocages d’avoirs et des blocus économiques de toutes sortes. Logiquement elle s’est employée à les décider malgré l’opposition notamment des Allemands et des pays nordiques dépendants du gaz russe. On remarquera qu’il y a là une grande contradiction pour l’Europe car ces stratégies de blocus sont plus adaptées aux puissances maritimes qu’aux puissances continentales. Or le destin de l’Europe se joue sur le continent face à une puissance continentale.

Cette inadaptation stratégique est renforcée par des situations financières et économiques très différentes. De prime abord, avec un PIB en parité de pouvoir d’achat (PIB ppa) équivalent à celui de l’Allemagne, la Russie, grâce à sa production pétrolière et gazière est peu endettée (18% du PIB), a des réserves de change abondantes (38%PIB) et peu exposées au dollar, et grâce à son alliance avec la Chine ne dépend pas exclusivement de l’Europe ni pour ces exportations européennes, ni du réseau swift pour encaisser ses recettes.

La situation de l’Europe est inverse, certes son PIB ppa est 5 fois plus élevé que le PIB ppa russe, mais elle est faible militairement, largement endettée y compris en Allemagne, et dépendante des exportations de gaz russe, en quantité et en prix. Par ailleurs les blocages commerciaux frapperont fortement l’Europe premier partenaire de la Russie : 35 % de ses importations en 2020 (dont 10% Allemagne, 4,4 % Italie et 3,5 % France) à comparer aux 5,6% des Etats Unis. 

Au total, si l‘application stricte et durable des sanctions frappera de façon forte la Russie, les effets sur les Européens seront rapides et aussi importants avec vraisemblablement une forte inflation et par une récession. Les Etats Unis ne pourront pas compenser durablement et ce choc se répercutera inévitablement aux Etats Unis. L’Europe ne peut donc que reculer quel que soit la poursuite des opérations.

Dans les prochains mois, le paysage économique sera donc fortement dépendant tout d’abord de la durée et de l’intensité à la fois des combats mais aussi des rétorsions économiques.

Pour la suite, les décisions que prendront les dirigeants seront structurantes et sonneront vraisemblablement la fin d’un ordre économique où les questions de sécurité n’étaient traitées que de façon globale dans le cadre d’un ordre international qui ne résiste pas à l’expérience de la réalité. Il est vraisemblable que cela passera par la reconnaissance d’un monde devenu multi polaire avec de façon corrélative un rééquilibrage Est/Ouest des flux commerciaux avec des relocalisations et une réorganisation intra zones régionales.

La crise COVID a fait prendre conscience qu’une organisation économique internationale qui repose exclusivement sur l’optimisation des chaines de production par l’unique critère des coûts était dangereuse pour les populations, le thème de la production locale est donc logiquement redevenu un argument fort de vente.

La crise ukrainienne doit impérativement faire conclure aux peuples et dirigeants européens que la défense européenne ne peut pas reposer exclusivement sur une alliance avec une puissance extérieure à l’Europe mais sur des moyens humains et techniques dont l’Europe assume seule l’usage. Par ailleurs la sécurité ainsi acquise ne sera crédible que si l’Europe ne dépend pas substantiellement d’importations dans les domaines stratégiques des industries de l’armement, de l’énergie, et des produits agricoles et pharmaceutiques.

La liberté ne peut exister qu’au prix de l’indépendance. Rien de nouveau sous le soleil, c’était l’enjeu de la politique du général De Gaulle. Il faut donc aussi relocaliser les moyens et les décisions stratégiques de la défense européenne.


[1] 2 mars 2022

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