Les poilus de 1914 et les gilets jaunes de 2018
Cette chronique a été rédigée en novembre 2018, elle a conservé toute son actualité. Mieux, les cinq années, qui se sont écoulées de puis, ont vu des développement récents qui confirment l’analyse. La révolte des classes moyennes déclassées (qui se fait encore dans un cadre légal) que l’on peut lire dans les deux élections de M. Trump en 2016 et 2024, la fragilité des gouvernements des principaux pays européens Allemagne, Hollande, Italie, Espagne, etc. De fait, la mondialisation qui s’est installée depuis 40ans est globalement déconsidérée dans l’esprit de beaucoup, surtout après cinq années de montée du protectionnisme pratiqué par les Etats-Unis et la Chine, il est donc temps d’en prendre acte en Europe et de modifier profondément politiques et institutions européennes et internationales issues de ces choix. (Illustration Georges Rouault l’Exode)
Pourquoi rapprocher les gilets jaunes, signes de la protestation de la population rejetée décrite dans la France périphérique de Christophe Guilluy, de la mondialisation et de l’Intelligence Artificielle ? N’est-ce pas absurde ? Eh bien non. Il existe un lien bien réel entre eux.
Le point de départ est la mondialisation. Elle ne s’est pas faite simplement par l’ouverture des frontières, par la baisse des droits de douane et la libre circulation des hommes et des biens. Elle s’est accompagnée, en contrepartie de la baisse des capacités souveraines des nations, par la mise en place d’une organisation symboliquement portée par l’OMC. Cette organisation était conçue pour autoréguler les échanges commerciaux et les mouvements de capitaux, par l’installation de règles censées organiser ces nouvelles relations en dehors des pouvoirs des Etats. En somme, il y a eu substitution d’un réseau d’alliances étatiques par un dispositif de règles. Dans certains cas l’éviction des Etats de ce champ de compétence a été parachevée par l’installation de tribunaux arbitraux qui permettent aux entreprises d’attaquer directement les pays en dehors de leurs systèmes judiciaires.
Or cette régulation est fondée sur des critères purement quantitatifs et économiques centrés sur les affaires de l’entreprise : favoriser ses investissements, son chiffre d’affaires et ses bénéfices. Les pays ne sont donc traités dans les dispositifs que comme des « Trade Nations ». Les déséquilibres sociaux et l’exclusion des catégories de perdants que créent les accords, et il en existe toujours, ne sont pas considérés dans tous les sens du terme. Le perdant n’est donc qu’un dégât collatéral, en somme la sciure du menuisier, ou la limaille du tourneur. Il faut qu’elles se séparent du morceau de bois ou du lingot pour que la pièce existe. C’est un mal nécessaire pour un bien supérieur. La science, issue de Ricardo, l’aurait prouvé. Mais, le reconnait Paul Samuelson[1], ce n’est pas certain. Quoiqu’il en soit, cela n’est pas admissible ni éthiquement, ni politiquement.
On exprime aujourd’hui, et à juste titre, beaucoup de réticences à admirer sans réserve l’héroïsme des combattants de 1914-1918, car on perçoit le caractère inhumain de ces décisions de politiques et de généraux pour envoyer à la mort, de façon industrielle et mécanique, tant d’hommes. De même, aujourd’hui non plus, on ne peut pas approuver le spectacle de la concentration et polarisation quasi-mécanique de richesses au bénéfice de quelques pays, métropoles ou d’individus et le rejet de beaucoup de nos contemporains. Dans les deux cas, il est clair qu’il manque une limite, c’est celle de l’éthique. Il faut juger l’impact des décisions, non plus seulement par rapport aux objectifs des dispositifs, mais aussi à la souffrance de ceux qui en subissent les inconvénients. Dans notre cas, le gilet jaune, même si ceux qui le portent ne sont pas les plus perdants, devient le symbole de pertes humaines, en somme ils représentent les cadavres qui jonchent les champs de batailles économiques.
De fait, cette indifférence des bénéficiaires à la souffrance des perdants a trouvé une expression visible ces samedis de novembre 2018. Alors que dans toute la France les carrefours se coloraient de jaune, la population des grandes villes vaquait tranquillement à ses occupations.
Dans les deux situations, la guerre de 14-18 et notre monde présent, cette indifférence révèle une situation de banalité du mal, comme la désignait Hannah Arendt. Elle exprime que les individus agissent dans des règles créant des systèmes où ils perdent la capacité de se sentir responsables des conséquences de leurs actes.
Il faut alors s’interroger sur la qualification de ces organisations qui obligent ainsi à faire ensemble ce que l’on aurait refusé individuellement. Ne vivons-nous pas en plein ce que craignait Dominique Dubarle[2] en 1948 en anticipant l’effet combiné de la cybernétique, de la théorie des jeux et des ordinateurs :
« Nous risquons aujourd’hui une énorme cité mondiale où l’injustice primitive délibérée et consciente d’elle-même serait la seule condition possible d’un bonheur statistique des masses, monde se rendant pire que l’enfer à toute âme lucide ».
Quelle prémonition ! Ce diagnostic est une expression de l’IH, l’Intelligence Humaine, la vraie.
La mondialisation a donc été portée par l’installation de ce qu’il craignait « des machines à gouverner » qui ont substitué la rationalité à l’éthique. Mais les hommes restent des hommes et ces machines peuvent subir des échecs ou seulement des limitations. C’est l’arrivée de l’Intelligence Artificielle qui se trouve alors justifiée. Son introduction a pour but de réduire encore plus la place des hommes, et toutes les activités rationalisées ou rationalisables peuvent être touchées. Hélas, le départ des hommes ne sera pas pleuré car dans cette organisation « machinisée » il avait déjà perdu sa capacité d’agir éthiquement, en conscience de la conséquence de ses actes, et donc il avait perdu aussi sa capacité de susciter des sentiments…
L’Intelligence Artificielle portée par tous les gadgets, dispositifs électroniques, s’introduit alors dans le quotidien de chacun. Leurs existences, leurs usages s’interposent et s’interposeront entre les humains. Déjà, ce qui était conçu pour permettre de créer des communautés, isole au quotidien ceux que le hasard fait croiser dans la rue, un métro… Comment vivre un coup de foudre si l’œil reste fixé sur un écran de smartphone ?
Ainsi, ce développement fait toucher du doigt que les nouvelles organisations, les nouveaux moyens techniques ne sont ni neutres ni positifs lorsqu’ils ont pour but d’accentuer et de pérenniser des fonctionnements où l’intelligence des situations et la conscience des effets sont remplacées de façon systématique par une rationalité froide et calculatrice créant ainsi ce monde craint par Dubarle et pire que l’enfer. Le monde qui s’avance doit donc connaître une transformation. Pour que la technique redevienne au service de l’homme, il faut renverser ces machines à gouverner qui se sont principalement installées depuis 70 ans. La liberté de chacun et de tous est à ce prix.
[1] In JEP, summer 2004
[2] In Le Monde 28/12/21948