La tragi-économie
(Article paru dans le Nouvel Economiste le 3 février 2022)
L’économie dans nos sociétés sera-t-elle une nouvelle tragédie grecque ? Sous les feux de l’actualité, elle est devenue un spectacle, comme les tragédies grecques qui montrent les drames au lieu de les raconter. Chacun connait l’issue et regarde les personnages s’avancer vers leurs inéluctables destins tragiques malgré les « péripéties », avec le chœur scandant chaque étape…
L’attention de nos contemporains est aujourd’hui bien sollicitée. Il y le COVID, la campagne présidentielle et maintenant les menaces aux frontières de l’Europe, même si elle n’est même pas conviée aux discussions avec le voisin jugé menaçant.
Et pourtant, si le « quoiqu’il en coûte » a apparemment écrasé inquiétude en la matière, il faudrait aussi s’occuper de l’économie. Car l’Europe et plus largement le système économique globalisé, entrent dans une situation largement anticipée en 2020 lors du premier confinement.
Que disait-on alors ? Les évènements vont s’ordonner inéluctablement vers un dénouement pénible, comme, après les trois coups de rigueur, on le voit arriver dans les tragédies grecques. Et de fait :
° Premier coup, l’arrêt de l’économie et les mesures (justifiées) prises pour y faire face allaient faire bondir l’endettement global de 10 à 20% du PIB : on y est ! Les dettes sont là et s’empilent.
° Deuxième coup, le choix de la politique monétaire, pour être efficace n’en porte pas moins les germes d’une situation inflationniste qui rend nécessaire des interventions des banques centrales appropriées et conformes à leurs vocations initiales. On y est aussi !
° Troisième coup, hors effets de rattrapage, le profil d’activité de tous les pays occidentaux, à parité de changes et organisation des échanges inchangés, n’a aucune raison logique d’être différent de ce qu’il était avant le COVID : médiocre au mieux. On y est presque !
Après ces trois coups le rideau peut s’ouvrir.
Ce qui risque de devenir un drame est en train de s’installer car les personnages bien sûr agissent toujours selon leurs logiques propres, et elles aboutiront tout aussi logiquement à des impasses et des blocages. Il faut affronter cet état de fait et ne plus se voiler la face.
Les états ont pris le contrôle. Ils le renforcent sans cesse. On ne le dira jamais assez, l’intervention des banques centrales pratiquée depuis 2008 a installé une économie globale largement administrée où sont oubliées ce qui faisait l’efficacité du système occidental : la liberté et la responsabilité et leurs corollaires, le succès ou l’échec. Les prix sur les marchés financiers ne sont plus, ni révélateurs, ni efficients. Même le fameux concours de beauté de Keynes, est devenu une version Jean Yanne « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » (1972). Il ne permet plus la sélection des investissements pertinents. Logiquement cette situation entraîne des choix d’investissement de type gabegie. Et scientifiquement, on peut montrer que cela provoquera au mieux une stagnation économique qui ne fera qu’accroitre les problèmes à résoudre.
Les entreprises, elles, surfent sur les vagues. Mais les situations sont très différentes, à l’image de ce que l’on voit sur les marchés. Certaines gagnent toujours plus et les autres peinent. Il y a celles qui pèsent sur les décisions des états, voire vivent de fonds publics, bénéficiant de multiples aides que la largesse monétaire a permis de financer. Et puis, il y a toutes les autres qui vivent mal car elles ne peuvent pas ajuster facilement leurs prix ou elles ne correspondent pas aux canons de beauté d’une « smart nation ».
Les citoyens, eux, en général, peinent à discerner les ressorts du monde dans lequel ils vivent. En revanche, individuellement et collectivement, mieux que les plus intelligents censés comprendre ces ressorts, pouvoir les expliquer voire les modifier, ils savent si le monde dans lequel ils vivent répond à leurs attentes. Quelles sont-elles ? Basiquement, vivre en sécurité physique et matérielle, et de façon responsable vis-à-vis de ceux qui les entourent pour se réaliser par leurs projets personnels de vie, familiaux et professionnels. Et là, l’insatisfaction est générale. Elle est proche du rejet.
Le premier acte va débuter, scène 1,
l’état étend toujours plus son contrôle, cette fois ce sont les prix de l’électricité, EDF en fait les frais, mais les suivants sont connus, énergie, alimentation, service publics, biens essentiels, loyers, péage etc. Comme dans les épisodes historiques précédents, on commence par ce qui fait mal politiquement et on poursuit par les prix des intrants, etc. : à la fin tout est bloqué.
Dans le même temps, scène 2, les Banques centrales sont au pied du mur, la réduction des interventions quantitatives et le relèvement des taux, jugés en 2020 « improbables avant longtemps », sont d’actualité dès 2022. Résultats attendus, rien qui ne favorise une activité déjà faible, en tous cas trop faible pour faire face aux insatisfactions de tous ordres exprimés dans la zone occidentale par les populations. Trop faible pour réduire les déficits commerciaux et réduire la propension devenue quasi-structurelle à l’endettement depuis trente ans. Trop faible pour soutenir les résultats des sociétés et réduire l’écart en la survalorisation des actions produite par l’afflux de moyens monétaires…
Les autres actes et scènes sont encore à écrire, mais on peut imaginer facilement quelques tableaux : sur fond de resserrements budgétaires, la compression des dépenses de santé qui reprend, les désordres sur les approvisionnements en énergie, la bourse flageolante avec l’apparition en Bourse de nouveaux « Nifty », ces ex-vedettes boursières dont les cours stagnent durablement, les déficits des fonds de pension, les troubles sociaux : après les bonnets rouges et les gilets jaunes…, etc.
Certains diront que tout cela est très hypothétique mais c’est une erreur. Ce qui est essentiel à comprendre c’est que l’organisation rationnelle des activités sociales et économiques, qui n’a cessé de s’étendre depuis 40 ans, rend prédictibles les enchainements amenant aux impasses et blocages futurs. La rationalité ainsi introduite contraint logiquement toute la société à subir toutes les conséquences des principes des organisations, même celles identifiées comme néfastes, sauf à renoncer aux dits principes. C’est ce que le monde a vécu depuis 2008, avec l’adoption des politiques non-conventionnelles successives. Les principes d’organisation monétaires ont été rejetés pour éviter les pertes qui s’enclenchaient, massives certes mais logiques. Or, le tragique des temps présents réside dans la prise de conscience de l’inutilité de ce sursis accordé, car la suspension de principes en matière monétaire, loin de permettre des restructurations de l’organisation économique a permis au contraire de faire durer les dysfonctionnements existants notamment en matière d’échanges extérieurs et donc de continuer à cumuler les déficits et à accumuler les dettes.
Pourquoi attendre ? Il faut repousser l’issue tragique qui se profile. Il est temps de restructurer profondément le système économique, avec les objectifs principaux suivants : les besoins des populations, la soutenabilité et la maîtrise de ses impacts sur l’environnement.
Mais alors que faire ? La logique impose d’adopter une fois encore des politiques non conventionnelles mais cette fois ailleurs que dans le domaine monétaire. Il faut travailler au cœur de l’organisation économique, au niveau des principes pour vraiment la changer.
C’est ce que tentent les dirigeants actuels en lançant la décarbonation des activités. L’atteinte de et objectif bouleversera les grands équilibres économiques en détruisant des pans entiers d’activités notamment industrielles et en réduisant à zéro des positions durement acquises dans la division internationale du travail qui est un des résultats logiques des principes qui régissent le commerce extérieur.
L’Allemagne et l’Europe vont ainsi subir cette dure réalité dans le secteur automobile.
Serait-ce suffisant ? Pas sûr, car cette décarbonation ne touche aucun des principes actuels, les vaches sacrées, de notre économie notamment en matière d’échanges extérieurs. Or sacrifier au moins une de ces vaches sacrées sur l’autel des dieux de la prospérité est une étape incontournable pour changer l’issue de la tragédie et faire échouer les prédictions du chœur qui guette la chute des héros.