La liquidité des fonds : le cas des “outils de liquidité”
(avec le texte d’une intervention lors du séminaire AEFR du 17 juin 2022)
Le sujet de la liquidité préoccupe toujours les autorités. En effet, lors de chaque crise il y a quelque part dans le système financier une rupture de liquidité d’un emprunteur.
Logique ! Toutes les entreprises (sauf les créditeurs structurels) font toujours défaut après un problème de trésorerie. Le secteur bancaire y est encore plus sensible par sa position d’emprunteur structurel. Dès lors les OPC, SICAV et autres sociétés d’investissement, sont regardées avec suspicion car ces sociétés, sans fonds propres, semblent à la merci des moindres incidents, notamment les fonds monétaires (MMF en anglais) avec leurs facultés de rachat quotidiennes. Il est vrai que leurs encours sont énormes (8 800 mds USD dans le monde, 50% aux US, 20% hors US mais en USD). Ces fonds ont recueillis les excédents de trésorerie de tous les agents économiques, générés par les quantitative easing (QE). Les banques centrales craignent donc de ne pouvoir maîtriser leurs mouvements en cas de chocs.
Depuis la crise de 2008, les autorités cherchent à rendre ces outils plus sûrs. Le dernier mouvement réglementaire, impulsé notamment par le FSB (Financial Stability Board) vise à élargir et obliger les fonds à disposer d’outils de liquidité. Cette expression désigne des dispositions statutaires permettant au gérant de bloquer les rachats, de les étaler ou de les rendre plus onéreux, et ce, afin de limiter ou d’empêcher des mouvements dans des périodes où le gérant n’aurait pas la capacité de céder suffisamment de parts de son portefeuille pour honorer les rachats.
Ces outils ont été présentés lors d’un séminaire de l’AEFR, (Association Europe Finances et Régulations). Les professionnels ont marqué des réticences et des doutes sur l’efficacité de telles mesures vs la complexité de ces dispositions qui, sous la surveillance attentive des autorités, devront être explicitées et leur règles d’utilisation justifiées dans des procédures. Notamment, Matthieu Vaissié (Ginger AM) a émis des doutes sur l’efficacité de ce transfert de risque, ainsi que les inconvénients liés l’homogénéisation des comportements. L’AFTE par la voix de Stéphanie Rousseau (SAUR) a rappelé les besoins des entreprises, leurs craintes d’une concentration des acteurs, ainsi que des risques que leurs excédents placés en OPC ne puissent plus venir en déduction de leurs dettes. Enfin, l’Af2i, en se fondant sur la science des organisation, a rappelé son analyse sur les limites de la démarche archi-dominante aujourd’hui de rechercher la sécurité collective en renforçant exclusivement celles des entités individuelles. Par ailleurs l’Af2i a mis en avant son attachement à bénéficier des services de professionnels diversifiés, engagés et compétents. Et non de dispositifs qui ajoutent de la complexité et de la rigidité mais qui, telle la ligne Maginot, se font régulièrement déborder par la réalité. On notera le renfort, inattendu, de Mme Isabel Schnabel (BCE) qui a dit récemment “notre engagement est plus fort que tout dispositif” !
Le texte ci-après reprend le texte de mon intervention qui détaille ces points.
…. il m’a semblé intéressant de structurer mon intervention à ce séminaire sur la gestion de la liquidité des fonds, en me centrant sur le sujet des fonds monétaires (MMF), pour lesquels la liquidité est essentielle. Je m’appuierai pour ce faire sur les principaux points de la réponse de l’Af2i à la récente consultation de la Commission européenne sur les MMF et j’essaierai de vous éclairer ce qui sous-tend cette réponse.
Et dans ce but, tout d’abord, je souhaiterai mettre l’accent sur la nature des adhérents de l’Af2i.
Ces adhérents gèrent actuellement plus de 3 000 milliards de capitaux soit 85% de ceux qu’on appelait en France autrefois les zinzins. Les Zinvestisseurs Zinstitutionnels
Mais ils préfèrent aujourd’hui s’appeler les Asset Owners. Ce qui permet de distinguer leur position face aux Asset managers.
Certes, Asset managers et Asset Owners, tous nous travaillons sur les mêmes actifs financiers, avec des outils de gestion très proches. Mais la différence essentielle c’est que les AO sont directement intéressés aux résultats de la gestion de ces capitaux, qui leur sont confiés.
Les AO ne vivent pas de commissions sur les capitaux gérés, comme les Asset managers, mais en fonction des prestations qu’ils offrent à leurs clients en utilisant les résultats de la gestion financière des fonds confiés.
Chez les Asset Owners, la détention des capitaux est structurelle, pas besoin d’emprunts.
L’AO bénéficie du cycle économique inversé, ou d’un BFR structurellement négatif pour reprendre différentes appellations de cette situation. Dans un tel cadre, le résultat de la gestion, dégagé dans le cadre comptable approprié au modèle économique du Zinzin, est premier.
On comprend pourquoi la liquidité n’est pas nécessairement le souci premier des AO.
Leurs deux objectifs principaux sont 1) la sécurité, c’est-à-dire échapper à la perte définitive en capital, et 2) le cash flow généré par leurs investissements. Ces objectifs sont prioritaires quel que soit le référentiel comptable ou prudentiel. Ce sont des objectifs structurels de long terme.
La liquidité pour un AO est certes importante, mais elle est principalement un moyen de valider l’absence de pertes définitives en capital, elle n’est pas un objectif.
Ce point de vue particulier est important car pour les AO l’atout apporté par la liquidité de la gestion collective est central par rapport à la gestion en direct d’un portefeuille de titres.
Une fois ce contexte établi, la réponse à la consultation a été expliquée autour de 5 items principaux :
- Un renforcement de la réglementation sur les fonds monétaires n’est pas nécessaire
- D’une manière générale, les investisseurs institutionnels prônent la stabilité juridique
- Les fonds monétaires CNAV et VNAV sont des produits différents, tous comme les problèmes des MMF en devises étrangères, investis en titres étrangers, sont particuliers.
- L’obligation de prévoir des outils de liquidité n’est pas souhaitée
- Une réglementation internationale n’est pas justifiée
Si on reprend ces différents points :
Point n°1 : Un renforcement de la réglementation sur les fonds monétaires n’est pas nécessaire
Tous les rapports, y compris le plus récent, celui du FSB du 30 juin 2021, reconnaissent que quel que soit le contexte, à quelques exceptions près, y compris dans la récente situation extrêmement difficile de taux bas, de contraintes et de coûts supplémentaires, les MMF ont montré une bonne résilience.
Certes, le règlement actuel a été utile. Il a contribué à structurer le marché des fonds monétaires. Mais, de nouvelles règles contraignantes ne sont pas nécessaires mais amèneraient au contraire des risques nouveaux de dysfonctionnements, d’une nature plus endogène cette fois.
L’Af2i est très attentive aux renforcements des réglementations normatives. Car très souvent, ces réformes procèdent d’une vision mécaniciste du fonctionnement des marchés financiers, c’est-à-dire que l’on souhaite que les actions des acteurs résultent principalement d’automatismes dont la conception a été préalablement dûment justifiée.
Dans cette vision aujourd’hui archi dominante, la sécurité globale est recherchée au niveau de l’entité et non pas au niveau du système financier. La sécurité de l’ensemble est donc construite comme la somme de la sécurité individuelles des entités.
Malheureusement, ce design est, scientifiquement, une erreur conceptuelle. Outre les remarques fondées sur le mimétisme que cela impose aux acteurs, ou les remarques liées aux effets de dynamique que ne peuvent pas faire ressortir les analyses de risques plus statiques, on peut faire une critique plus fondamentale qui inclut ces analyses.
En effet, les organisations humaines fonctionnement, comme dans la nature et selon les lois de la physique et de la biologie, selon le principe dit de la « broken symetry » ce n’est pas parce que l’on a compris le fonctionnement à une échelle réduite que l’on peut construire un système complet plus sûr en utilisant les voies et moyens dégagés au niveau individuel[1].
Pour illustrer ce point, dans les marchés on connait bien ce phénomène : de fortes variations provoquent des corrélations qui n’existent pas en régime plus stables, etc.
Un système financier possède donc des qualités que ne possèdent pas nécessairement les entités qui le composent, il y a, à partir d’un certain changement d’échelle, une émergence de propriétés inconnues au niveau de l’entité. « More is different » c’était le slogan du physicien Philipp Anderson, prix Nobel de physique en 1977, qui a mis en évidence cette broken symetry.
En conséquence, par rapport à l’obligation d’implanter des dispositifs spécifiques pour traiter les cas exceptionnels de rupture de liquidité, on peut affirmer qu’il est naturel et plus efficace que les cas exceptionnels se traitent au niveau du système comme ce fut pragmatiquement le cas lors des deux seules crises qui ont véritablement choqué les MMF, le défaut de Lehmann en 2008 et les craintes de dysfonctionnement provoquées les décisions de confinement face au Covid en 2020.
C’est d’ailleurs ce que vient de réaffirmer le 15 juin 2022, Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE, à la Sorbonne lors d’une remise de diplôme :
“notre engagement est plus fort que tout instrument spécifique. Notre engagement envers l’euro est notre outil anti-fragmentation. Cet engagement n’a pas de limites. Et nos antécédents en matière d’intervention en cas de besoin confirment cet engagement.”[2]
Elle reprend la vieille maxime du chevalier du Moyen Age « ma parole m’engage, mon geste le prouve. »
Ce qui est plus fort que le contrat, ce qui est plus fort qu’un dispositif réglementaire ou volontaire, c’est l’engagement de celui agit. Il a d’autant plus de chance de le faire bien qu’il a eu l’occasion d’agir régulièrement de façon responsable.
C’est pour ces raisons que l’on peut affirmer qu’un engagement de faire face de la part des dirigeants du système financier est suffisant pour traiter les cas exceptionnels. Or, nous savons que cet engagement existe. Et nous avons également confiance dans leurs capacités d’actions efficaces dans ces circonstances.
En revanche, quels sont les inconvénients d’ajouter des couches et des surcouches de dispositifs réglementaires qui normalisent les comportements ? N’est-il pas justifié à chaque fois que l’on détecte un risque d’ajouter un nouveau dispositif ?
La réponse à ces deux questions est très bien documentée dans la littérature scientifique[3] qui traite des organisations.
Les défauts apportés à un système par un ajout successif de dispositifs sont la complexité et la rigidification. L’un et l’autre se renforçant, au fil du temps, dès lors que le dispositif ne répond pas parfaitement à tous les cas.
C’est ainsi que se créent des risques de crises endogènes, c’est-à-dire sans choc substantiel extérieur, en rendant moins adaptables, et donc plus fragiles, les entités à la survenance de phénomènes inattendus même de faible ampleur.
Pourquoi ? Deux niveaux sont affectés :
- le premier est celui de l’asset manager la complexité encourage la concentration des intervenants. Ce qui entraine logiquement une augmentation de la taille des incidents lorsqu’ils surviennent.
- le second est celui du gérant, la rigidification entraine inéluctablement une déqualification des gérants. Avec la perte de degrés de liberté d’action, le régulateur comme le dirigeant d’Asset Manager, vise donc plus le « robot investor » que l’« intelligent investor » pour reprendre le titre du livre de Bill Graham, le mentor de Warren Buffet.
Vous comprenez donc pourquoi l’Af2i est très réticente à approuver des réglementations applicables à des cas exceptionnels.
Elles facilitent à terme une trop grande concentration des acteurs, déjà largement engagée, qui n’est pas souhaitable également du point de vue des investisseurs attachés à la diversité de l’offre.
De même l’Af2i estime qu’une réglementation encore plus normative, dans le domaine de la liquidité comme dans d’autres domaines, retire une partie de la responsabilité des gestionnaires quant au choix de leurs investissements, et affecte leurs capacités humaines et professionnelles pour faire face à des situations qui n’auraient pas été prévues dans les dispositifs réglementaires ou internes.
Diversité, responsabilité et compétences sont les maîtres mots de la qualité de gestion à long terme.
Point n°2 : D’une manière générale, les investisseurs institutionnels prônent la stabilité juridique
Ce deuxième point découle évidemment du précédent. Du point de vue de l’AO, une réglementation doit être élaborée pour durer, quelles que soient les évolutions conjoncturelles. En outre, il est difficile de prétendre se prémunir contre tous les risques alors que les plus dangereux sont, par définition, ceux qui n’ont pas été prévus ou qui sont imprévisibles ainsi que le montre le passé récent.
Aussi, si des clauses de revoyure sont devenues la règle pour de nombreux textes européens, elles ne doivent pas être, i) ni l’occasion à chaque fois d’ajouter de nouvelles prescriptions, ii) ni être à l’origine d’imprécisions ou de manquements du texte d’origine qu’une proche revue pourrait excuser.
Les révisions devraient être activées en cas seulement d’une inadaptation manifeste au fonctionnement courant de l’activité. (Cela arrive, hélas, cf. MIFID 2 et son impact négatif sur la recherche en matière d’analyse des sociétés.)
La stabilité juridique pour les acteurs est essentielle. Or, le règlement a fait preuve de son efficacité dans un contexte difficile. Ce cadre global pertinent n’a donc pas besoin de modifications substantielles.
Point n°3 : Les fonds monétaires CNAV et VNAV sont des produits différents, les MMF en devises étrangères sont particuliers
Comme cela l’a déjà été mentionnée ici et ailleurs depuis longtemps, l’Af2i souhaite que pour les analyses et propositions sur un sujet général comme la liquidité, une analyse plus précise soit faite. En particulier pour les MMF il est nécessaire qu’une différenciation soit effectuée entre :
- d’une part les fonds monétaires libellés en euros et avec un actif constitués principalement de titres émis en Zone Euro, et avec un passif principalement constitués par des résidents européens, et gérés à cours inconnu (VNAV)
- et d’autre part les fonds monétaires libellés en devises étrangères (principalement USD et GBP) avec un actif émis en devises étrangères principalement par des entités hors zone euro et un passif constitués de non-résidents européens ou d’entreprise à activités libellées en devises étrangères., ces fonds monétaires sont souvent à valeur liquidative constante (CNAV).
Il est légitime de se poser la question de savoir si les craintes exprimées par différents intervenants concernent principalement les CNAV que les VNAV. De même les capacités d’interventions du système financier européen ne sont pas les mêmes en euros ou en devises étrangères. Il est nécessaire de clarifier les conséquences de cet état de fait sur les MMF en devises étrangères.
Il serait donc logique que les sujets et obligations ne soient pas traitées de façon homogène.
Rappel des chiffres FSB : montant global des MMF (fin 2020) : 8 800 Mds de MMF répartis en 4800 US, 1200 Chine, 750 Irlande, 506 France, 479 Luxembourg
En Europe 45 % des MMF sont en Euros, 33% en USD et 22% en GBP
Point n°4 : L’obligation de prévoir des outils de liquidité n’est pas souhaitée
Pour les investisseurs institutionnels, les avantages du placement en fonds monétaires résident dans la diversification des dépôts, la sécurité et la délégation de tâches mais surtout dans la liquidité immédiate, principal atout en alternative avec des dépôts bancaires. Ce point est partagé par les trésoriers d’entreprises qui s’expriment souvent sur le sujet.
Par ailleurs, pour l’Af2i, imposer par voie réglementaire des « outils de liquidités » à tous les OPC, c’est risquer de retirer une partie de la responsabilité du gérant dont l’une des missions est de veiller à la liquidité du produit, encore une fois, premier objectif de ce type de fonds.
Aussi l’Af2i est réticente à la systématisation de ce type de mesure, qui en tout état de cause ne pourra être utilisée qu’en dernier recours, en présence d’un risque avéré exceptionnel, voire systémique et donc sous l’impulsion des pouvoirs publics. Ces « outils de liquidité » devraient alors être dénommés de façon plus adéquat « dispositifs exceptionnels de gestion de situations d’illiquidité ».
Par ailleurs l’Af2i rappelle que, si une société de gestion souhaite prévoir ces dispositifs pour ses fonds monétaires, elle peut déjà le faire et ajoute que la condition de cette décision sine qua non doit être une information appropriée de l’investisseur sur ces restrictions potentielles de liquidité.
D’un point de vue général, l’Af2i estime que la remise en cause qui devient systématique de la liquidité des OPC pourrait à terme porter préjudice à cette forme de gestion collective d’un portefeuille de valeurs mobilières.
Et, en forme de conclusion,
Point n°5 : Une réglementation internationale n’est pas justifiée
L’Af2i ne voit pas l’intérêt de prévoir une réglementation internationale à propos de la gestion de la liquidité des fonds monétaires.
Les règles européennes sont claires, et ont déjà accepté une ouverture peut-être déjà discutable vers des fonds de conception non européenne.
L’homogénéisation des règles au niveau international facilitera la convergence de produits et des formes de MMF mais n’assurera pas nécessairement ni la qualité, ni l’adéquation aux besoins et aux capacités particulières, aussi bien des investisseurs que des émetteurs de titres, et des banques et qui sont principalement de la responsabilité des pouvoirs locaux.
En cette matière, il nous semble légitime que les autorités locales puissent invoquer la subsidiarité au niveau de chaque zone monétaire.
L’Af2i, à ce propos, a été particulièrement marquée par les conditions d’élaboration des normes internationales comptables IFRS, fruit d’un partenariat public-privé qui n’avait pas lieu d’être alors qu’il s’agit de sujets souverains. Les conséquences de l’élaboration de ces règles ont été particulièrement défavorables au traitement comptable de l’investissement de long terme en Europe. Elle souhaite qu’un tel schéma ne se reproduise pas dans d’autres domaines.
[1] Ou dit autrement une démarche réductionniste réussie pour dégager des principes d’action efficaces au niveau individuel ne prouve pas l’efficacité a priori de la démarche constructiviste pour imposer ces principes au niveau d’un ensemble.
Ou encore, ce n’est pas parce que l’on a trouvé efficace un dispositif de micro-management, qu’il sera toujours pertinent et adéquat au niveau Macro. Le discours au niveau Micro facilite l’adhésion des professionnels, en utilisant le biais cognitif de l’évidence, mais ne prouve pas sa pertinence au niveau macro.
[2] Notre soulignement et traduction
[3] Cf. par exemple, Norbert Wiener et références citées in Hubert Rodarie, la pente despotique de l’économie mondiale, Salvator 2015