Inflation et activités productives, c’est l’entrée dans un nouveau régime qu’il faut organiser
Cet article est paru dans le supplément spécial n°874 de la Revue Banque de décembre 2022, il a donné lieu à un débat au cours du Forum des auteurs organisé à la FFB le 12 décembre 2022, avec Nathalie Janson, Stéphane Giordano, Christian de Boissieu et animé par Fabrice Lundy.(voir rubrique interventions et colloque)
Le monde occidental affronte de nouveau une période difficile. Des mesures jusque-là, disait-on, inimaginables vont devoir être prises. En particulier pour traiter les racines monétaires des dysfonctionnements actuels.
L’idée d’entrée dans une nouvelle ère commence à percoler dans les esprits. Ainsi une récente publication de Mc Kinsey assimile les temps présents aux années 1940 ou 1970[1]. Tous, décideurs et citoyens, ne pourront pas échapper à des changements indispensables en plus des politiques de transitions climatiques déjà jugées essentielles par beaucoup.
Cette nécessité se retrouve dans trois expressions qui reviennent dans les discours : face au mur, dans la spirale et au bord du gouffre.
Face au mur
Face au mur, celui de la dette. Certes à des degrés divers selon les pays, elle est dans tous les bilans privés et les budgets publics. Malgré la crise de 2008, l’action des principales banques centrales (BC) a permis d’en rajouter massivement, jusqu’à 350% du produit intérieur brut (PIB) mondial.
C’est bien un mur car, de 1950 à 1980 aux Etats-Unis, les dettes globales évoluaient entre 100% et 150% du PIB national. Mais est-ce bien pertinent de comparer un stock de dettes avec un flux, la somme des valeurs ajoutées dans l’année. Pour les ménages ou les entreprises, c’est une pratique courante d’évaluer ce qui est acceptable en fonction des revenus ou des cash flow. Certes, il n’y a pas de limites absolues, mais on peut approcher statistiquement des limites raisonnables qui intègrent d’autres éléments : le niveau des taux d’intérêt, la durée des échéances, l’existence éventuelle de garanties, fondés sur des actifs ou des tiers, etc. En revanche, pour les banques et les Etats la situation n’est pas la même.
Avant 2008 les macro-économiciens n’intégraient pas les dettes bancaires dans leurs analyses, car les banques, disait-on, ne font qu’emprunter pour prêter. Il n’y a pas techniquement de limite à la capacité d’emprunt des banques si elles peuvent prêter. La taille de leurs bilans n’est donc pas contrainte de « façon naturelle ». Le caractère exclusivement fiduciaire depuis 1976 des monnaies a encouragé les banques à exploiter sans limite leur capacité de création monétaire pour accorder des prêts. Ce type d’analyse a été longtemps contestée, on débattait sur l’alternative : le dépôt fait-il le crédit, ou le crédit fait-il le dépôt ? Le point ne fut tranché qu’au début du XXIème siècle, le crédit fait le dépôt et donc crée la monnaie[2], et ce, sans limite. Or, rapidement, cette situation est apparue problématique. Ce constat a justifié la création en 1988 du Comité de Bâle, abrité par la Banque des règlements internationaux (BRI) et l’imposition réglementaire d’un minimum de fonds propres calculés au prorata des prêts accordés par la banque selon la nature juridique des emprunteurs (0 % Etats, 8% Entreprises[3]) et de l’existence de garanties spécifiques. Les autorités actaient que les banques ne sont pas seulement des intermédiaires, mais des emprunteurs, certes particuliers, mais ordinaires pour le risque systémique.
Des racines monétaires
Pour les Etats, il n’existe aucune étude théorique établissant une limite à l’endettement global d’un pays. Il y a eu des essais, politiques pour justifier les limites de Maastricht (60%) mais au prix d’hypothèses, a posteriori, jugées irréalistes, ou universitaires (90%), hélas entachées d’erreur de calcul. Or les Etats, comme les banques, émettent de la monnaie non seulement par leurs dettes qui sont une forme particulière de la monnaie, mais aussi par l’institut d’émission, qui permet d’échapper à la contrainte du refinancement et de ses coûts. C’est ce que nous venons de vivre depuis cinq ans. On justifie alors deux attitudes classiques. La première, lorsque l’on ne sait pas, on dit soyons pragmatiques, on verra bien ! Et la seconde attitude, si on n’a pas trouvé de limite, alors on affirme qu’elle n’existe pas et on bascule alors de près ou de loin dans la Théorie Monétaire Moderne (TMM).
Une question existentielle
Le mur est donc d’autant plus difficile à concevoir que l’emprunteur peut émettre de la monnaie. Si l’émetteur de la monnaie devient la banque en dernier ressort de tous les agents économiques, ce qui fut le cas ces dernières années, le mur disparait et devient une question existentielle de la monnaie fiduciaire. Ce n’est plus seulement un problème de solvabilité des ménages, des entreprises, des banques et des états. C’est la croyance dans le crédit collectif qui est à la base de la monnaie fiduciaire qui est en jeu. On peut donc dire qu’en 2022, nous sommes arrivés à une situation où une question existentielle, a surgi car l’inflation révèle l’émergence d’un doute sur la qualité de ce crédit collectif.
Dans la spirale
Une spirale s’amorce, car s’enchaînent alors, de façon très rationnelle, des décisions, spectaculaires ou diffuses, à cause de ce doute sur la valeur de la monnaie.
A l’été 2020, rares étaient ceux qui anticipaient l’inflation comme conséquence inévitable du surcroît de liquidité apportées dans les systèmes monétaires. Les circonstances (guerre, sanctions économiques, énergie) ne sont pas les causes mais des catalyseurs d’une réaction face à l’illusion de richesse que la création monétaire a contribué à créer et à entretenir, mais en se détachant de la richesse réelle créée par les agents économiques notamment en Occident. Certes, malgré la certitude sur sa survenance, Il était difficile de prévoir sa date d’arrivée et son ampleur, car comme l’ivresse, l’insolvabilité ou la perte de confiance dans une monnaie, sont avant tout des transformations qualitatives dont on ne connait pas les limites (combien de verres, ou de prêts sont-ils nécessaires ?) même si les causes et les effets sont mesurables.
Dans cette spirale on trouve : les BC embarrassés par la nécessité de hausse de taux, les gouvernements tentés par le gel des prix ou les « boucliers », les entreprises qui augmentent leurs prix et les ménages qui revendiquent. L’inflation crée les circonstances où se révèlent l’importance véritable des activités des uns et des autres.
« L’inflation s’ajoute aux marchés comme un élément révélateur de la valeur. »
Entre volontarisme, boucles de rétroactions et conflits de répartition, c’est donc un équilibre social de relations, de revenus acquis et accordés, qui est mis en mouvement sans que l’on sache le point d’arrivée. Au lieu d’une économie complexe, certes, mais au fonctionnement bien établi, l’économie, dopée par la dette et la création monétaire, apparaît davantage comme un échafaudage problématique où chaque mouvement, non seulement met en péril l’ensemble, mais crée des situations irréversibles et souvent non maîtrisées.
Au bord du gouffre
Les décideurs sont inquiets face à ces enchaînements.
Veut-on relever les taux, sous la menace de l’inflation, et le spectre de la récession se dessine, avec son cortège de désordres dans des sociétés déjà déstructurées, avec des corps intermédiaires faibles, peu aptes à des négociations.
Veut-on réduire les déséquilibres des échanges de biens et de services, et réindustrialiser l’Europe, là c’est le tissu des accords de partenariats, de libre-échange, etc. qui se resserre et devient une camisole, voire une tunique de Nessus, sous l’effet de pressions intérieures comme extérieures.
Veut-on rétablir des équilibres budgétaires, face à la hausse des coûts de la dette, là aussi l’impuissance est manifeste. Les opinions divisées et les manques de majorité freinent ou bloquent toutes initiatives.
Depuis 2008, confortés par des politiques monétaires laxistes, les décideurs ont eu peu d’incitations à réduire les déséquilibres divers à l’origine des dettes. En revanche, aujourd’hui, même s’ils ont conscience que chaque décision comporte un risque, ils sont convaincus qu’il faut agir.
Le temps de la politique du chien crevé au fil de l’eau, selon l’expression américaine, est terminé. Les absences de solutions, remèdes souverains à tous les problèmes, du président Queuille[4] ne sont plus de mise.
Mais bien qu’il faille agir, hélas, les actions classiques des BC et des gouvernements, via les budgets publics, ne seront pas efficaces. Cette inefficacité est connue. Elle a motivé les politiques dites non conventionnelles car elles n’étaient pas validées par le modèle global théorique de gouvernance de l’économie. Or, si ces politiques ont stabilisé le système, elles l’ont éloigné, toujours plus, du champ où ces actions avaient une efficacité prévisible. Avant 2008 on pouvait penser l’économie régulée par les institutions comme une sorte de machine pilotée. Aujourd’hui ce n’est plus vrai. Le pilotage se fait à vue, en naviguant entre des écueils qui apparaissent au fur et à mesure, sans avoir totalement confiance en l’efficacité du gouvernail…
Que faire alors ?
De façon idéale, il faudrait avoir une idée du dispositif à réimplanter pour être en mesure de se donner les moyens d’y parvenir sous peine d’errer entre crises et désordres, en appliquant le « pragmatisme » et le « toujours plus de dettes », le tout avec une inflation qui sera vue au bout d’un certain temps comme incurable[5]. Il faudrait retrouver le talent des concepteurs du dispositif actuel qui ont su développer une vision complète des activités économiques et financières pour répondre aux dilemmes de leurs temps : répondre à la critique justifiée après la crise des années 1930 du « laisser faire » libéral sans basculer dans la planification centralisée socialiste manifestement liberticide.
La question est donc vaste. Deux sujets sont structurants : la monnaie et l’énergie. Pour la monnaie, il s’agit de valider les façons de réguler efficacement sa valeur interne et sa valeur externe. En effet, de la qualité de cette régulation dépend la capacité des agents économiques, à s’organiser, investir, produire, échanger et consommer. De même, la disponibilité d’énergie abondante à des coûts faibles est une condition sine qua none d’une économie capable de libérer les humains d’une servitude où seuls leurs muscles sont requis. Mais ici nous ne traiterons que de la monnaie. Car la transformation de la production d’énergie voulue actuellement ne se fera efficacement que si des remèdes sont apportés à la gestion de la monnaie.
Les principaux dysfonctionnements de l’économie sont révélés par l’endettement continuel et sans limite car la création monétaire qui résulte de l’émission de prêts n’est pas régulée, c’est-à-dire qu’il n’existe pas actuellement de dispositif pour freiner la création monétaire. Il n’y a ni frein, ni contrepoids. La régulation théorisée par le prix ou par le contrôle de la quantité de monnaie s’est révélée soit inefficace, soit inutilisable et donc débranchée (Put Greenspan, QE…). De plus, cette dette n’a pas financé l’investissement productif mais surtout une consommation qui n’avait pas de contrepartie dans une richesse/valeur ajoutée réelle. La dette a aussi financé des transferts et non des créations de valeurs ajoutées, voire perturbé le fonctionnement des marchés[6].
Deux types de transformations à venir
Dès lors, deux axes de transformations sont nécessaires : réduire les déséquilibres à l’origine des dettes occidentales et maîtriser le crédit et la création monétaire.
Synthétiquement, les déséquilibres commerciaux, qui durent depuis plus de vingt ans sans correction, sont à la base de l’endettement. Pourquoi ? La réponse est simple : les monnaies du Sud-Est asiatique et chinoise face aux monnaies occidentales, ont été durablement sous-évaluées pour conserver la compétitivité de leurs producteurs. Le contrôle des capitaux a permis la rétention systématique des devises (dollars) acquises par les exportateurs et la constitution des réserves de change dont les niveaux stratosphériques atteints indiquent l’ampleur des déficits cumulés. Les BC ont ainsi bloqué la régulation des échanges internationaux théoriquement assurée par le flottement des monnaies conformément aux accords de la Jamaïque (1976).
Ce blocage a deux effets principaux : le premier, la concentration d’activités productives de biens et de services dans la zone asiatique s’est poursuivie sans frein. Le deuxième est la stimulation du crédit dans les pays importateurs et aussi exportateurs, en agissant sur la monnaie à la manière des QE. En Occident la perte de valeur ajoutée des activités délocalisées a pu ainsi être compensée, au moins partiellement, par une dette soit privée, soit publique.
« La reconstruction d’un Système Monétaire International pour installer une réelle régulation des échanges entre zones monétaires est un objectif majeur. »
La reconstruction d’un Système Monétaire International pour réguler efficacement les échanges entre zones monétaires est donc un objectif majeur. Certes, le sujet est compliqué par la contestation périodique de la centralité du dollar. En effet, négocier par exemple une limite aux réserves de changes entrainera la demande de contreparties : la création d’une monnaie internationale. Toutefois, avec l’inflation les réserves perdent de la valeur et les compétitivités relatives changent. De plus, d’autres décisions changent le paysage, telle la relocalisation des productions jugées stratégiques, ou la volonté de partager les objectifs climatiques avec l’installation d’une taxe climatique.
Par ailleurs, la stimulation du crédit n’aurait pas pu avoir autant d’effets, finalement néfastes, si la régulation interne de la monnaie avait été efficace. Le deuxième objectif majeur est donc d’améliorer cette régulation. Aujourd’hui elle repose sur le taux d’intérêt, assimilé à un prix, et sur un marché piloté par les BC. Mais, force est de constater que le dispositif a échoué. Et, comme le prévoyaient des économistes comme Hayek, et von Mises, la propension à prêter sans limite a fini par déstructurer toute capacité à faire des choix rationnels et donc à pérenniser une caractéristique des sociétés libres : la décentralisation des choix d’investissement.
Un enjeu de liberté
De fait, il est frappant de constater que les dirigeants actuels font face à la même question que leurs prédécesseurs dans les années 1930/1940 : comment maîtriser le crédit tout en conservant aux ménages et entreprises, la liberté de leurs choix d’investissements ?
Une des voies est une recentralisation au moins partielle de la création monétaire dans l’institut d’émission officiel. Certains l’avaient préconisée, dans les années 1930, en proposant d’augmenter les réserves obligatoires à 100% des crédits accordés d’où son nom 100% Money ou plan de Chicago[7]. En effet, cela conduirait les banques à ne prêter que des montants de dépôts collectés soit un retour au modèle ILM (cf. note 4). On peut penser que, aujourd’hui, l’énorme masse des liquidités disponibles le permet sans être obligés au préalable dans le débat sur la quantité adéquate. Cette voie, de plus, permettrait d’orienter les prêteurs en modulant les taux de réserves selon le but des emprunts.
A ce dispositif, on peut adjoindre l’émission par les BC de monnaie numérique (MNBC), car cette monnaie ne pourra être créée que par la BC. Dès lors, des retraits de liquidités pourraient être compensés par des émissions de MNBC. Ceci mettrait le système monétaire, selon la loi de Gresham, en situation d’offrir un arbitrage aux détenteurs de monnaie autre que l’achat de biens réels, et de concentrer les réserves de valeur sur cet instrument.
Bien sûr dans cet article, il n’est pas possible de rentrer dans les détails de telles mesures. Ce serait peut-être inutile, car les décisions structurelles ne sont possibles qu’en présence de circonstances exceptionnelles que l’on ne souhaite pas nécessairement. En revanche, il ne faut pas sous-estimer le rôle que peuvent prendre des décisions soit jugées purement techniques voire secondaires (l’autorisation des réserves de change fut noyée dans les accords de Gênes en 1922) ou prises unilatéralement (1971, arrêt de la convertibilité en or du dollar pour faire face à la fuite de l’or hors des USA) qui peuvent faire changer profondément la nature des systèmes.
Toutefois l’attention et la réflexion sur ces sujets est primordiale car il y a un enjeu essentiel de liberté, car, comme Hayek le relevait dans son livre, La route de la servitude (1944), la rationalisation et la technicité nous mettent en situation de basculer à tout moment dans une centralisation de plus en plus forte des décisions d’investissement qui sera liberticide et, nous le savons d’expérience, finalement peu efficace.
[1] Mac Kinsey Global Institute, Chris Bradley and al, On the cups of a new area? 20th October 2022.
[2] En termes anglo-saxons : model ILM (Intermediate Loanable Funds) vs model FMC (Financing Money Creation).
Cf. par exemple , BOE, Staff Working Paper No. 761 (2019) Banks are not intermediaries of loanable funds, facts, theory and evidence Jakab and Kumhof, et Staff WP N°529 (2015)
[3] 8% : ce chiffre est arbitraire. Sa justification : le taux de perte des banques américaines pendant la décennie 1970 sur leurs crédits à l’économie. Avec Bâle 2, on passe du critère de la nature de l’emprunteur à une évaluation de son risque de crédit en y ajoutant les risques opérationnels.
[4] Le Président Queuille homme politique des IIIème et IVème Républiques disait « il n’est de problème qu’une absence de solution ne finisse à résoudre »
[5] Avant 1979, beaucoup étaient convaincus que l’inflation était une caractéristique des économies développées.
[6] Voir remarques de la BCE : les arbitragistes sur les prix du pétrole ont écrasé les signaux significatifs, affectant ses modèles in Michel Lepetit, Energie et inflation revue de l’Af2i Institutionnels oct. 2022
[7] Cf. Irving Fisher 100% Money, Adephi company, 1935, ou Benes, Kumoff, the Chicago plan revisited, Working Paper IMF 2012, etc.