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En attendant Draghi…

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texte qui a servi pour rédiger une chronique dans la rubrique Les experts dans L’AGEFI alpha, juillet / août 2024 page 38 et 39.

Non, cet article ne sera pas une redite d’En attendant Godot de Samuel Beckett. Il s’agit de quitter quelques instants Paris et sa scène politique agitée pour regarder la scène européenne et évoquer deux rapports déjà parus, le rapport Letta et le rapport Noyer. En effet, après les élections européennes de juin 2024, au Parlement Européen c’est la stabilité qui domine et dans la perspective de l’installation de la nouvelle Commission européenne, politiques, think tanks, lobbies et membres de l’administration bruxelloise s’activent depuis plusieurs mois pour préparer les feuilles de route.

Deux rapports européens étaient annoncés l’un d’Enrico Letta[1] et l’autre de Mario Draghi. Le premier, commandité par le Conseil européen et intitulé « Bien plus qu’un marché[2] », est paru.

On attend le second pour la deuxième quinzaine du mois de juillet 2024. Il a pour but le renforcement de la compétitivité. Commandité par la Commission le sujet est fondamental car la compétitivité est évidemment une composante essentielle de la pérennité de l’Europe. M. Draghi a dévoilé des grandes lignes de ses propositions à la mi-avril 2024. Son propos était centré sur le nécessité de refonder l’Europe en prenant acte que l’Europe ne peut plus agir en étant la seule à appliquer des règles des années 1990 que les grands blocs, Chine et Etats Unis, ne respectent plus. Dans ses constats, M. Draghi rejoint les diagnostics faits par l’Af2i en 2022 et qui ont justifié l’élaboration par l’Af2i des « 19 propositions et recommandations pour tenir compte d’un environnement géopolitique et financier radicalement nouveau » diffusées en janvier 2023[3]. Nous sommes donc impatients de lire ses propositions concrètes pour établir, selon ses termes, des stratégies pour protéger les industries européennes, les mettre à une échelle continentale et sécuriser activités et indépendance des approvisionnements.

Mais en attendant Draghi… revenons à Letta. Ce rapport Letta a un objectif programmatique. L’idée directrice est le « marché unique » qui porte aujourd’hui 4 libertés essentielles : circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux, et auxquelles il propose d’en rajouter une 5ème liée à l’innovation et à l’éducation. Ce thème du marché unique est appliqué à tous les domaines dans les six parties du rapport. Le marché unique est déclaré être la seule solution pour répondre à tous les sujets : le financement, la taille des entreprises, le social et la santé, l’efficacité de la prise de décision, et les relations extérieures. Bien évidemment, on ne peut pas ici aborder précisément tous les points de document. On évoquera seulement la partie intitulée marché unique pour financer des objectifs stratégiques, proche du rapport Noyer. Ce dernier rapport, plus technique, a été rédigé pour répondre à la demande du ministre des finances, Bruno Le Maire, par un groupe de travail présidé par Christian Noyer[4] et dont le titre est « Développer les marchés de capitaux européens pour financer l’avenir. » Bien sûr, cet examen a pour but d’examiner en investisseur permanent la pertinence des propositions au regard des buts affichés, sans sous-estimer le fait que pour le rapport Letta, sa dimension politique et programmatique le pousse à procéder par affirmations successives en limitant les démonstrations, pour établir une démarche cohérente avec le moyen proposé : le marché unique.

L’avant propos du rapport Letta est intéressant car il éclaire la démarche. Les auteurs affirment ainsi que le marché unique, « pierre angulaire de l’intégration européenne », est un projet plus politique que technique, toujours en cours jamais achevé mais qui structure les décisions européennes. Ils reconnaissent que le marché unique est déjà largement réalisé, en notant que près de 80% de la législation nationale est d’origine européenne. Toutefois, le constat est fait que, fondé sur les règles, ce marché unique se heurte à des politiques de puissance, de la part de blocs concurrents, qui réduisent les avantages initialement attendus.

Malgré cette situation, le marché unique est toujours vu comme la seule voie pour mettre en œuvre trois politiques : engagement pour la transition écologique, poursuite de l’élargissement et renforcement de la sécurité européenne. Ces trois politiques sont déclarées consensuelles et ne faisant plus débat au sein de l’Europe.

Dans le domaine économique, libre-échange et ouverture demeurent affirmés comme des piliers. Une extension formelle et complète du marché unique est, par ailleurs, préconisée à trois domaines, finance, télécommunications et énergie.

Deux axes nouveaux sont introduits :

1) l’économie circulaire, vue « comme la seule possibilité de sauver la planète » et

2) le passage d’une économie fondée sur la propriété à une nouvelle … fondée sur l’accès et le partage ».

Ces nouveaux axes sont à découvrir dans le rapport car sont apparemment sans effet sur les mesures résumées dans l’avant propos qui proposent des moyens classiques : atteindre des effets d’échelle et de taille, par la normalisation des produits consommés en Europe, concentrer les décisions au niveau européen pour réduire les délais de décisions, etc.  

La suite du rapport développe surtout ces derniers points même si les auteurs s’efforcent de mettre en avant les avantages pour les citoyens et les PME. Malgré des objectifs de proportionnalité, ou de circularité, les propositions demeurent globalement centralisatrices et visant à rechercher une unicité de solution. La normalisation réglementaire et la rigidité reprochée à l’Europe ne paraissent donc pas remises en cause. Ce sentiment est renforcé par la lecture de phrase telle que « l’accès universel à la connaissance facilite un discours public éclairé et des décisions politiques fondées sur les preuves. » Le débat et la délibération ne sont pas nécessairement recherchés.

Au total, si on rapproche volonté de concentrer pour rechercher des effets de taille, centralisation des décisions, gouvernement aux décisions scientifiquement établies, le lecteur ayant une connaissance de l’histoire économique et politique, serait tenté de conclure que les auteurs du rapport proposent ou se rapprochent d’un modèle technocratique, scientifique et planificateur. Ces trois qualificatifs font donc craindre une promotion ou une dérive vers des systèmes qui, pourtant, ont échoué par le passé.

En matière financière, le rapport Letta aborde le sujet des aides d’états et préconise une Union de l’épargne et de l’investissement). Ce dernier thème est intéressant. Il est a priori plus large que celui du rapport Noyer centré sur le marché des capitaux. Mais les deux rapports convergent sur les diagnostics et les moyens. Convergence sur des points qui étonnent parfois, par exemple lorsqu’ils notent ce que Letta appelle un « détournement » de l’épargne européenne vers l’économie US ou les gestionnaires américains. Peut-on en effet parler ainsi lorsque l’on affirme 1) le principe du marché 2) le libre-échange et l’ouverture ? Bien évidemment la clé est la compétitivité, mais dans un cadre qui assure une égalité de concurrence et de réciprocité, sujets seulement effleurés dans les deux rapports.

De même, dans les deux documents court, une idée implicite mais techniquement périmée de réservoir d’épargne destinée à arroser un jardin européen de l’investissement. Mais cela n’est plus la réalité dans le cadre monétaire actuel. Avec une monnaie fiduciaire les projets se financent par création monétaire dans le secteur bancaire dès lors qu’ils peuvent être présentés comme rentables, et par le secteur public, s’ils sont jugés vitaux mais où la rentabilité est nulle ou jugée trop aléatoire, ces jugements étant d’ailleurs guidés par la réglementation européenne bancaire et assurantielle. De façon générale, dans le rapport Noyer, on aurait souhaité une analyse plus concrète des réalités des marchés, notamment en termes de flux, en euros et en devise par catégorie de produits (titres, opérations, dérivés, swap, change…), et aussi en termes de position concurrentielle pourquoi les reculs et les dominations, pourquoi des oligopoles, y compris étrangers, dont les inconvénients sont reconnus dans le rapport Letta. L’absence de diagnostic clair ne permet pas de valider en quoi une intégration plus poussée permettra de renverser ces tendances dès lors que, externes ou internes à l’Europe, les acteurs sont déjà soumis au même environnement.

Sur les mesures concrètes des deux rapports, un jugement plutôt positif peut être porté avec quelques restrictions ou préconisations sur les produits d’épargne européens, titrisations, et concentration des marchés de règlement/ livraison, mais réservé sur la supervision unique.

Une analyse plus poussée du rapport Noyer est à retrouver sur le site de l’Af2i.

Pour conclure, une idée semble cruciale pour l’Af2i qu’elle a déjà préconisé en 2023 (cf. ci-dessus) : la mise en place de plateformes de garantie européennes, proposée par Letta pour les projets de la transition et par Noyer pour relancer la titrisation. Pour ces deux sujets des dispositifs de cette nature sont incontournables face aux enjeux de la transition, comme ils le furent pendant les reconstructions des après guerre, et indispensables pour créer des produits de titrisation vraiment européens susceptibles d’attirer des capitaux extérieurs.   


[1] Enrico Letta, ancien ministre, et président du conseil des ministres d’Italie (2013),

[2] Tous les titres et citations faites du rapport Letta rédigé en anglais sont notre traduction

[3] Voir site af2. www.af2i.org

[4] Christian Noyer Premier vice-président de la BCE de 1998 à 2002, il est gouverneur de la Banque de France entre 2003 et 2015 et président du conseil d’administration de la Banque des règlements internationaux entre 2010 et 2015

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