Chronique de début d’année
Chronique rédigée le 9 décembre 2024 pour introduire le N°74 de Institutionnels, la revue trimestrielle de l’Af2i, (Association françaises des Investisseurs Institutionnels) cf. site af2i.org
Chers amis,
Avec une année bien remplie en dissolution, élections inattendues, des majorités introuvables et des retours prévisibles mais redoutés par beaucoup, pour notre dernier numéro de l’année 2024 nous avons fait appel à tous nos membres. Vous trouverez dans les pages suivantes le fruit de leurs réflexions sur des sujets très divers, immobilier résidentiel, des thématiques écologiques, économiques ou d’actualité avec un avis sur le rapport Draghi. Avec l’équipe de l’Af2i nous espérons que vous y trouverez matière à penser et que cela aidera à progresser ensemble vers une meilleure maîtrise de notre environnement économique et professionnel.
En décembre, c’est le temps des premiers bilans avant de le réfléchir plus en détail début janvier pour refonder des plans d’actions ou des stratégies.
Clairement les évènements récents, notamment la récente réélection de M. Trump, mais aussi la mise en minorité de M. Scholz, montrent que les électeurs dans les pays occidentaux se détournent des pouvoirs en place et de ceux que l’on appelle parfois encore les partis de gouvernement.
Ainsi, par deux fois en 2016 et en 2024, aux Etats-Unis les élections ont donné tort aux principaux tenants d’un système économique et politique dont l’influence, compte tenu du rôle central de ce pays, déborde largement le cadre de l’Amérique.
2016 semble effectivement marquer une rupture dans le monde occidental. En Grande Bretagne ce fut la stupeur en Europe face au vote du BREXIT. De même, en Allemagne, malgré son évidente popularité, Mme Merkel vit les résultats de son parti la CDU/CSU reculer en 2017 au plus faible niveau depuis 60 ans puis reculer encore aux élections suivantes jusqu’à perdre le pouvoir. Pire, en 2024, son rival, M. Scholz voit sa coalition se rompre. En 2016 l’Espagne bascule avec des nouvelles élections générales après celles de 2015, puis à nouveau deux en 2019. En 2016, l’Italie, déjà sans majorité depuis 2013, voit le rejet massif d’un référendum constitutionnel, suivie d’une dissolution en 2017 et de nouvelles élections en 2018. L’élection de Mme Melloni en 2022 marque la victoire d’un parti d’extrême droite. En France point n’est besoin de rappeler la séquence, mais on notera les gilets jaunes surgis, pour les parisiens, de nulle part en novembre 2018.
Certains[1] ont vu dans ces évènements la victoire de « ceux qui sont d’ici » contre « ceux qui sont de nulle part » selon la formule du britannique David Goodhart[2] qui auscultait cette même année le Royaume Uni. La répartition du vote du BREXIT a prouvé cette rupture entre Eux et Nous, entre le Grand Londres et le reste du pays. En France, dès 2014 un livre du géographe Christophe Guilly[3] , relevait des évolutions identiques à celles observées au Etats-Unis dans une étude publiée dans l’American Business Review en 2016. Les mêmes causes produisent souvent les mêmes effets…
En cette fin de 2024, sommes-nous dans un moment de retournement politique comme l’Europe le connut en 1848 ? Sommes-nous à la veille d’un retournement culturel et idéologique comme en 1968 ?
Ces mouvements sont-ils provisoires ou durables ? La fragilité des pouvoirs en place ou l’arrivée de nouveaux acteurs seront-ils les causes d’une modification du dispositif qui s’est mis en place depuis 40 ans : la globalisation autrefois qualifiée d’heureuse ? Ou, au contraire, après un temps de régénération, cette globalisation retrouvera-t-elle les faveurs des citoyens ? Ce sont ces questions qui, me semble-t-il, devraient structurer les réflexions des investisseurs institutionnels.
La gestion à long terme dans laquelle s’inscrivent les institutions que gèrent nos membres (compagnies d’assurances, fonds de pensions, fonds de réserve, fonds de garantie, caisses de retraite, dispositifs publics…) , malgré et indépendamment du court-termisme des réglementations prudentielles et comptables, est marquée par ces retournements structurels. Notamment au travers du poids des créances à taux fixe dans les bilans de nos institutions. En effet selon le scénario, la fragilisation par l’inflation de la monnaie, et donc de ces titres, sera plus ou moins forte.
Alors pourquoi ce changement des opinions dans le monde occidental ?
La réponse tient en peu de mots : c’est le résultat de l’écrasement des conditions de vie des classes moyennes. Sur ce sujet la littérature est abondante, études statistiques, sociologiques, enquêtes journalistiques. Le livre « Tyrannie &Co » recensé dans le n°72 de notre revue, ressort de ce dernier genre.
Alors pourquoi cet écrasement alors que, notamment les arguments pour la construction européenne étaient la prospérité et la paix ?
En fait, à partir des années 1970, pour fonder en Europe un « gouvernement sur des règles » et organiser les activités comme des systèmes autorégulés, conçus à partir d’un schéma dérivé de la cybernétique (objectif, processus, validation, rétroaction), les dirigeants européens ont adhéré à un modèle où l’économie et les relations commerciales prédominent sur le politique, au niveau intra européen comme extra européen. C’est la vision de l’école économique anglaise classique, issue d’Adam Smith, qui ne voit qu’une économie globale où la confrontation des intérêts n’aboutit pas au chaos, mais à une paix perpétuelle apportée par la liberté du commerce, et où l’action des Etats est limitée. L’économie s’organise alors selon une loi universelle, qualifiée au XIXème siècle de naturelle, justifiant l’autorégulation, et qui, dans l’après-guerre, en effaçant la politique a imposé l’expertise et la science pour donner des solutions, jugées acceptables par tous, car rationnellement justifiables.
Ainsi, pour justifier l’ouverture au commerce international, les idées ricardiennes de l’avantage comparatif ont été remises au goût du jour avec Samuelson. Toutefois, même si, au nom de ce modèle, le libre-échange trouva une justification renouvelée, les confrontations réelles entre des systèmes sociaux très différents ont eu des effets marqués pour et sur les populations. Mais, hélas, parce qu’ils avaient accepté les principes du modèle, les gouvernements ne pouvaient plus agir pour en traiter les causes mais seulement pour en atténuer les effets.
En effet, à partir d’une situation préexistante ce choix a généré de façon durable des gagnants et des perdants. Cette situation ayant été acceptée initialement, chacun a agi selon le rôle qui lui est assigné, la présence de perdants et leur augmentation n’est pas un critère suffisant.
Logiquement, les perdants durables ont augmenté année après année dans nos sociétés, ils sont devenus un fait de société repéré justifiant un dispositif de plus en plus coûteux de redistribution. Les systèmes économiques et sociaux se sont enlisés par la montée généralisée des dettes publiques et privées pour compenser les pertes de ressources, et par la suite : déqualifications, dépendances pour des biens et services stratégiques, creusement des inégalités, marginalisation, etc. Toutes ces réalités sont aggravées par le rebond protectionniste des Etats-Unis et de la Chine qui prend le modèle européen à revers. Keynes en 1933 avait anticipé que le libre-échange privait les pays de toute capacité de choix sociaux diversifiés. C’est bien ce que nous constatons aujourd’hui : les conditions sociales s’alignent sur les plus basses.
Le citoyen lambda par son vote dit donc que le bilan pour lui aujourd’hui est globalement négatif.
Et le cumul de ces avis individuels dans les urnes, par son ampleur, dit que pour les systèmes sociaux des pays occidentaux, malgré tous les progrès et améliorations sans cesse vantées par le système médiatico-politique qui n’est jamais avare d’autosatisfaction, le bilan est aussi globalement négatif.
Les perspectives à court terme en Europe ne sont pas a priori souriantes. Elles se trouvent quelque part entre les conséquences d’une poursuite de la déstabilisation des systèmes politiques et la stagnation économique, avec une persistante crise énergétique, mais éventuellement boostée par des injections de liquidité. Une reprise de l’inflation n’est pas non plus à exclure. Elles préfigurent peut-être un relâchement des objectifs climatiques et écologiques, sur lesquelles nos institutions ont beaucoup travaillé. Mais ces circonstances permettront aussi vraisemblablement de prendre des décisions porteuses d’amélioration substantielles pour le plus grand nombre.
Les institutions démontreront dans les temps à venir, j’en suis sûr, leur rôle dans la stabilité sociale. Conçues pour être résilientes, elles sauront absorber les chocs pour leurs clients et ayants droit, comme leur gestion à long terme leur en donne la capacité, et les aider. C’est le sens de leur existence.
[1] dont moi-même dans un article paru dans le Figaro Vox de février 2017 https://www.lefigaro.fr/vox/monde/2017/02/14/31002-20170214ARTFIG00155-eux-et-nous-le-monde-selon-dj-trump.php
[2] Les somewhere et les anywhere :in David Goodhart, the road to somewhere-the new tribes shaping British potitics, London, Hurst&Co 2017,
[3] Christophe Guilly , La France Périphérique, Flammarion, 2014