Après le sommet de Budapest, l’Union en panne de vision claire
Cette chronique est parue dans le Figaro Vox Monde sous le titre : le Sommet de Budapest: «Fragilisés dans leurs sociétés, les dirigeants européens ne sont pas prêts à céder leur souveraineté» le 27 novembre 2024 https://www.lefigaro.fr/vox/monde/sommet-de-budapest-fragilises-dans-leurs-societes-les-dirigeants-europeens-ne-sont-pas-prets-a-ceder-leur-souverainete-20241127
Le sommet de l’Union européenne du 8 novembre 2024 à Budapest, a traité de nombreux sujets dont la compétitivité, sujet au cœur des deux rapports Letta et Draghi. Mais le communiqué final montre que, si les chefs d’Etat saluent poliment ces textes, ils ne les considèrent que comme une base de travail parmi d’autres. Face à ce que M. Draghi qualifie de défi existentiel, les décisions, sont repoussées à l’été 2025, voire 2026. Malgré des ouvertures, comme l’appel à une Union de l’épargne et de l’investissement chère à M. Noyer, il y a peu de concret.
Pourquoi un tel échec, une telle paralysie ?
Deux raisons l’expliquent. La première est un blocage cognitif sur des conceptions particulières des activités économiques. La seconde est politique : où doit s’arrêter la concentration des pouvoirs ?
Cognitif, car, à partir des années 1970, pour fonder un gouvernement européen sur des règles et organiser les activités comme des systèmes autorégulés, conçus à partir d’un schéma dérivé de la cybernétique (objectif, processus, validation, rétroaction), les dirigeants européens ont dû adhérer à un modèle où l’économie et les relations commerciales prédominent sur le politique, au niveau intra européen comme extra européen. C’est la vision de l’école économique anglaise classique, issue d’Adam Smith, qui ne voit qu’une économie globale où la confrontation des intérêts n’aboutit pas au chaos, mais à une paix perpétuelle apportée par la liberté du commerce, et où l’action des Etats est limitée. L’économie s’organise alors selon une loi universelle, qualifiée au XIXème siècle de naturelle, justifiant l’autorégulation, et qui, dans l’après-guerre, en effaçant la politique a imposé l’expertise et la science pour donner des solutions, jugées acceptables par tous, car rationnellement justifiables.
Ainsi, pour justifier l’ouverture au commerce international, les idées ricardiennes de l’avantage comparatif ont été remises au goût du jour avec Samuelson. Toutefois, même si, au nom de ce modèle, le libre-échange trouva une justification renouvelée, les confrontations réelles entre des systèmes sociaux très différents ont eu des effets marqués pour et sur les populations. Mais, hélas, parce qu’ils avaient accepté les principes du modèle, les gouvernements ne pouvaient plus agir pour en traiter les causes mais seulement pour en atténuer les effets.
Le bilan aujourd’hui est globalement négatif, les systèmes économiques et sociaux sont enlisés par la montée généralisée des dettes publiques et privées pour compenser les pertes de ressources, et par la suite : déqualifications, dépendances pour des biens et services stratégiques, creusement des inégalités, écrasement des classes moyennes, marginalisation, etc. Toutes ces réalités sont aggravées par le rebond protectionniste des Etats Unis et de la Chine qui prend le modèle européen à revers.
La critique de la réduction du rôle de l’Etat au seul maintien technique d’un marché libre est ancienne. De Friedrich List (1840) à Maurice Allais, en passant par Keynes qui, de libre-échangiste, avait basculé, tous ont jugé que les effets sociaux du libre-échange étaient insupportables. L’Etat devait protéger les populations. Keynes avait anticipé que le libre-échange privait les pays de toute capacité de choix sociaux diversifiés. C’est bien ce que nous constatons aujourd’hui : les conditions sociales s’alignent sur les plus basses.
C’est là le véritable dilemme des dirigeants européens aujourd’hui. Alors qu’ils sont fragilisés chez eux par la déstabilisation de leurs sociétés, redéfinir une stratégie européenne dans le même cadre conceptuel est quasi impossible. Il ne s’agit plus de gérer un ensemble technique mais d’entreprendre une démarche politique avec pour objectif le développement et la défense d’un modèle social particulier auquel adhèreraient les populations.
A ce blocage cognitif, s’ajoute un blocage politique : les chefs d’Etat européens ne sont pas prêts à accepter une concentration supplémentaire des pouvoirs. Ainsi, M. Draghi, outre quelques lignes très vagues perdues dans 400 pages sur le modèle social, ne propose pas de stratégie mais seulement un plan d’actions, qui pour lui, et c’est en réalité son point central, doit être piloté par une Commission Européenne dont les pouvoirs seraient encore renforcés. Logiquement pour réaliser les investissements colossaux proposés, il justifie la création d’une dette publique européenne centralisée. On voit bien la mécanique : cette dette européenne déqualifierait les dettes souveraines actuelles en dettes régionales et serait ainsi le levier pour faire basculer la gouvernance européenne vers une concentration encore accrue des pouvoirs.
Les dirigeants européens n’ont pas dit oui. Mais à Budapest, ils n’ont pas conçu ni même esquissé d’autre voie. Or, le plus fragile des grands blocs mondiaux, l’Europe, a pourtant besoin, plus que jamais, d’une vision claire.