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Responsabilité

Cet automne 2025, beaucoup de sujets sont bousculés. Certains sous l’initiative de l’administration américaine, d’autres, conséquences des deux conflits ouverts en Ukraine et au Proche-Orient, d’autres aussi par l’émergence de nouvelles puissances (cf. le sommet des BRICS), d’autres encore par les conséquences du cumul d’une stagnation économique et d’une inflation réglementaire, en attendant celle des prix.

Plus proches de nous la situation politique française, mais aussi le comportement erratique de l’Union Européenne font apparaitre la nécessité d’une autorité saine et de son corollaire, parfois devenu trop théorique, la responsabilité.

Pour nous professionnels, il nous faut aussi d’aborder le sujet de la responsabilité et d’y mêler l’entreprise. En effet, l’entreprise, non seulement est une caractéristique des temps modernes, mais, également, son succès pour développer les activités économiques a conduit l’entreprise à devenir progressivement en deux siècles un modèle dominant de l’organisation de la vie sociale.

C’est le premier mot du sigle RSE (Responsabilité sociale des Entreprises), il est entré dans toutes les entreprises. Or ce terme renvoie à l’humain. En effet, la responsabilité est de l’ordre des personnes, de préférence supposées libres d’agir. La responsabilité fait référence, selon son étymologie latine, à la nécessité de répondre de ses actes. À qui répondre et pourquoi le faire ?  C’est la question.

En première analyse, cette nécessité s’impose car l’individu agissant ne le fait pas seul, dans le vide, mais au contraire dans un réseau de relations avec d’autres personnes, mais aussi dans un milieu matériel, certains ajouteront spirituel, mais tous seront marqués par les conséquences de l’acte. Il y a donc intuitivement une liaison entre l’acte et ses conséquences avec ceux qui les subissent. A ce stade apparait, bien sûr, le caractère de l’acte : bénéfique, dolosif ou destructif, mais aussi le caractère irréversible ou non, sa prédictibilité totale ou partielle, et donc s’introduit ainsi la dimension temporelle de l’agir humain, le temps s’invite dans le débat, le temps, une des réalités les plus insaisissables de notre monde.

C’est sûr, ce sujet est immense. Depuis la nuit des temps, philosophes, juristes, moralistes religieux ou non et autres intellectuels de toutes disciplines se sont efforcés de catégoriser et d’expliciter cette notion et d’en fixer quelques contours par des codes, des lois, ou des prescriptions.

Ces dernière années, l’attention au travers des démarches dite de responsabilité sociale, de durabilité s’est portée sur une responsabilité placée au niveau des entreprises dans le but de les transformer et d’enclencher une transition jugée indispensable vers un fonctionnement dit durable, c’est-à-dire qui altère le moins possible son environnement humain et physique.

L’attention a donc basculé de la responsabilité individuelle à la responsabilité collective. Cette dernière est difficile à traiter, mais cette difficulté a été réduite en revenant à une responsabilité individuelle appliquée non plus à une personne physique mais à une entité particulière la « personne morale ». Les juristes ont débattu pour savoir si cette personne morale était une fiction ou une réalité. Quoiqu’il en soit de ce débat, la tendance a été de traiter ces personnes morales non seulement comme des réalités mais également comme de vraies personnes. On pourrait alors penser que la « personne morale » a émergé non seulement pour reconnaitre une existence de collectivité agissante qui ne serait pas seulement l’addition des comportements individuels des participants mais aussi pour répondre à cette recherche de qualification et d’identification de la responsabilité collective.

Mais, de ce fait, la responsabilité individuelle des personnes agissant au sein de celles-ci, est alors plus difficile à cerner et à atteindre. D’une certaine façon, on pourrait dire que l’introduction de la « personne morale » qui porte la responsabilité collective contribue, dans certains cas, à faire disparaître la responsabilité individuelle des personnes lorsqu’elles agissent au sein de celle-ci[1].

De façon pertinente la responsabilité des entreprises qui a émergé depuis 20 ans a été abordée en qualifiant et recherchant une maîtrise des relations de l’entreprise, notamment avec toutes les parties qui interagissent avec elle, et au travers d’objectifs adaptés à chacun d’eux. Cette démarche a débouché vers ce que l’on appelé : le capitalisme des parties prenantes, parties prenantes traduisant l’américain « stakeholders », porteurs d’intérêt, en parallèle aux « stockholders », les actionnaires. Cette vision est portée aux Etats-Unis à haut niveau. On peut regarder ainsi l’évolution de la charte de la puissante Business Roundtable (BRT) qui regroupe les 500 plus grosses entreprises américaines. Après avoir en 1997 affirmé, dans la ligne du courant attribué classiquement à Friedmann, que l’intérêt de l’actionnaire primait[2], depuis 2019 cette association affirme que la finalité de l’entreprise est le bien commun et que son activité doit bénéficier à toutes les parties prenantes[3].

Toutefois, à ce stade de notre réflexion, il parait nécessaire de mettre en évidence le rôle de la démarche d’« organisation ». Par-delà l’évidence, le fait d’organiser et la façon de le faire entraînent des conséquences qui ne sont généralement pas clairement et complétement établies. Peu en ont le souci, car la plupart n’y voient apparemment qu’une démarche neutre, conforme au bon sens. Au départ, elle a pour objet d’ordonner les actions des individus, et des différentes parties de l’entreprise, mais comment est-elle conçue, sur quels principes se fonde-t-elle, qui choisit ces principes ?

Or, on peut faire un constat : depuis plus d’une centaine d’années, les entreprises, mais aussi le monde occidental, se sont inspirés de la machine pour organiser leurs activités en conjuguant rationalité et automatisme. Chesterton parlait ainsi dans les années 1920 de l’apparition de la « philosophie des pertes et des profits » qui impose une analyse coûts /bénéfices et une référence constante à la rationalité comme outil de jugement.

Plusieurs courants de pensées et de traditions historiques ont convergé, notamment après la deuxième guerre mondiale, pour tendre vers une prédominance presque totale de la technique sur la délibération, du techno-scientifique sur le politique. L’influence de la cybernétique, apparue au début des années 1940, est visible dans de nombreux dispositifs : elle a inspiré la création d’institutions se voulant auto-adaptatives ou auto-régulées, elle a justifié la création d’autorités indépendantes, chargées de les mettre en place, et de contrôler leurs fonctionnements, etc. Elle a encouragé la transformation des relations de tous types et de toutes natures en rapports de droit et en protocoles.

Dans un premier temps, organiser rationnellement le fonctionnement des entreprises et des sociétés humaines est une idée convaincante car cela permet d’éliminer des pratiques jugées obsolètes, ou des situations évidentes de rentes indues et de les remplacer par des dispositions plus « performantes ».

Dans un deuxième temps, pourtant, apparait un inconvénient majeur de cette démarche voulue constructiviste car elle place au cœur des organisations des principes et des modèles théoriques[4] qui structurent et justifient dorénavant cette organisation. Car de façon implicite, pour pérenniser cette organisation, cette représentation particulière des activités de l’entreprise, de ses relations avec la société, l’environnement et sa vision du monde est alors sanctuarisée. Elle n’est plus ni discutée, et a fortiori ni remise en cause. Elle se substitue même, pour certains, à la réalité. Cette substitution est d’autant plus fréquente que l’esprit humain est sujet à ce que l’on appelle un biais de partialité. Les convictions qui justifient la représentation bloquent l’examen de la pertinence de ce qui pourrait remettre en cause cette représentation, et ce, d’autant plus pour ceux qui ont contribué à la mettre en œuvre, et encore plus pour ceux qui en tirent revenus et positions sociales.

Dans un tel contexte, l’attention de tous se porte, alors, sur l’application, la prévention des écarts, volontaires ou non, aux règles qui sont déduites ex ante de ces représentations particulières. Son avis ne compte plus, seule son adhésion à l’organisation est requise.

La responsabilité des individus, déjà diluée dans la responsabilité collective, dans un tel cadre rationalisé tend encore plus à se restreindre. Elle se réduit à l’application des normes, des process et procédures. Il y a donc bien à ce stade bien une contraction, une restriction du champ de responsabilité de l’individu agissant dans ce cadre. Ce mouvement accentue le risque d’introduire cette banalité du mal, sans contrainte particulière personne ne se sent plus responsable de ce que produit l’organisation en bien ou en mal.

Lorsque des dysfonctionnements surviennent ou de « nouveaux risques » sont identifiées, alors les règles et les contrôles sont renforcés sans cesse, alourdissant toujours plus la vie quotidienne. Or certains dysfonctionnements perdurent sans qu’apparemment personne ne puisse rien faire. C’est inévitable car les principes et modèles sélectionnés ne sont que des constructions reposant sur des choix. Or, il y a toujours des écarts, quelque chose des évènements, qui se perdent et se dérobent aux systèmex mis en place. Mais personne n’ose alors penser que ces dysfonctionnements découlent logiquement des principes qui fondent l’organisation. Logiquement, car dans une organisation rationalisée on ne peut pas échapper ou trier les effets d’un principe que l’on applique, selon qu’ils apparaissent, à un moment, bénéfiques ou funestes.

Ce développement permet d’introduire alors dans le débat un sujet qui semble essentiel, et qui est trop peu abordé, celui de la responsabilité liée au choix des principes qui structure une organisation. Certains scientifiques parlent alors de responsabilité épistémique car ce choix est toujours justifié par un savoir, qui, dans les temps modernes, est affirmé comme scientifique, établi rationnellement.  

C’est donc un appel que je lancerai volontiers aux professionnels. Au nom de cette responsabilité épistémique on pourrait ainsi, par exemple, réinterroger les normes comptables internationales (IFRS et US GAAP) qui régissent l’action des entreprises et servent souvent à construire les justifications des décisions.

En effet, les principes à la base de ces référentiels comptables, choisis il y a plus de trente ans, n’intègrent pas les objectifs de ce capitalisme des parties prenantes et encore moins ceux qui justifient l’existence de la CSRD.

Est-il pertinent que la démarche de responsabilisation reste seulement de l’ordre de reportings que l’on aurait plutôt dû qualifier d’extra-comptables, qu’extra-financiers car si, en anglais, la comptabilité se traduit par accouting, la responsabilité en entreprise se traduit le plus souvent par accountability.

Il s’agirait donc, dans les normes comptables, d’internaliser ces objectifs de développement durable, de prendre en compte des externalités, de réintroduire la dimension temporelle des réalités de l’entreprise, c’est-à-dire, notamment, réintroduire la forme évacuée aujourd’hui au bénéfice de la substance. C’est la démarche que suit le CERCES (Cercle des Comptables Environnementaux &Sociaux) et sa méthode CARE. Cette démarche pourrait être appliquée aux règles prudentielles assurantielles, de gestion d’actifs, ou bancaires qui manifestement bloquent et rigidifient à l’extrême dans des systèmes machiniques, mimétiques et voulus automatiques, l’exercice de ces activités dont certaines ont une évidente utilité sociale. 

L’Union Européenne n’a fait qu’un petit bout du chemin en reconnaissant la nécessaire prise en compte des conséquences de toutes activités et la nécessaire responsabilisation de la société civile, dont les investisseurs, personnes privées et investisseurs institutionnels, alors que de nombreuses initiatives ouvrent la voie comme des clés pour l’avenir. Souhaitons pour que le recul en cours face aux pressions américaines ne bloque pas cette reconnaissance. Ce serait fort dommageable car il est nécessaire de transformer positivement un système économique qui aujourd’hui peine à convaincre malgré son indéniable efficacité.

Pour guider nos actions, il faut faire nôtres les mots de Norbert Wiener :

 « Non le futur offre peu d’espoir pour ceux qui attendent de nos nouveaux esclaves mécaniques[5] l’avènement d’un monde dans lequel nous pourrons nous abstenir de penser. Ils peuvent nous aider mais seulement au prix d’une extrême exigence vis-à-vis de notre honnêteté et de notre intelligence. »     


[1] C’est tout le sujet de la controverse qu’a lancée Hanna Arendt, avec son concept de la banalité du mal, dans son livre Eichmann à Jérusalem, écrit face à la défense d’Adolf Eichmann lors de son procès en 1961.

[2] Voir par exemple dans le document : Les principes de gouvernance, diffusé par le BRT (2001) page iv: “it is the responsibility of management to operate the corporation in an effective and ethical manner in order to produce value for stockholders”.

[3] Voir sur le site du BRT la déclaration adoptée en août 2019 qui confirme que « l’engagement inébranlable du monde des affaires à continuer de promouvoir une économie au service de tous les Américains ».(notre traduction).

[4]Les anglo-saxons appellent souvent ces modèles des « conceptual frameworks »

[5] Norbert Wiener, un des inventeurs de la cybernétique, la science du gouvernement, aurait certainement  ajouté aujourd’hui « et de l’Intelligence Artificielle (IA) »

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