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La rationalité moderne est-elle aveugle aux risques?

publié le 7 avril 2020 dans FIGAROVOX https://www.lefigaro.fr/vox/economie/la-rationalite-moderne-est-elle-aveugle-aux-risques-20200407

Nos modèles de prévision de risques ne prennent en compte que les paramètres qu’ils peuvent calculer. Face à l’incertitude, comme le déclenchement d’une épidémie de grande ampleur, ces modèles sont défaillants.

Le COVID-19 réintroduit dans nos vie ce que l’on croyait définitivement écarté par le progrès technique et scientifique: le retour de l’incertitude non calculable. Cet incertain provoque la peur, mais a le mérite de révéler les qualités et les faiblesses de nos constructions sociales. Dix ans après la crise de 2008 – 2009, l’arrivée en cet hiver 2019 – 2020 du COVID-19 est le deuxième test de la façon dont nous vivons individuellement et collectivement. En effet, nos sociétés ont été transformées notamment par deux mouvements de fonds qui ont installé le primat de l’individu et la rationalité comme seul outil de justification des comportements et des institutions. Ce qui a entraîné l’effacement des institutions médiatrices ou corps intermédiaires pour faciliter la mobilité et les choix de chacun.

Depuis les années 1940, ces mouvements ont imprimé leurs marques d’abord dans le monde anglo-saxon puis occidental. Ainsi à partir des années 1970, aux sociétés traditionnelles, hiérarchisées, vues comme organiques a succédé un système (au sens de la théorie générale des systèmes) globalisé et construit sur le modèle des machines. L’individu est guidé rationnellement dans tous les aspects de sa vie privée, économique et sociale par des process, des normes et des dispositifs d’autorégulation. Au gouvernement des peuples a succédé la gouvernance des systèmes. Les grands principes qui unissaient les sociétés ont été remplacés par la rationalité et le bilan économique pour justifier les comportements individuels et l’existence d’institutions collectives. Tout se chiffre et s’évalue. La vertu, les engagements moraux ont été remplacés par des normes et des obligations contractuelles de moyens. À la confiance a succédé la volonté tatillonne de faire respecter ses droits, voire, dans le pire des cas, la défiance généralisée.

Logiquement ces évolutions ont provoqué l’émergence de la notion de «risque» qu’Ulrich Beck, un sociologue allemand avait pointé dans La Société du risque (1970), et qu’il attribuait alors, à juste titre, à l’individualisation croissante et à la perte des solidarités. Depuis, cette individualisation s’est poursuivie et le risque a envahi l’espace. Il est cartographié, évalué et mesuré. La perte des solidarités est visible: le don, l’obligation morale, le dépassement personnel dans le service, tous ces surplus de service et d’attention apportés par des personnes engagées et responsables ne sont plus reconnus dans une société régie principalement par le nombre et le marché, où ce qui n’a pas de prix, non quantifiable, n’existe pas.

  • Plus les autorités exigent de traiter les risques identifiés, plus le « vrai risque » a tendance à disparaître des radars.

Dans cette logique, le vrai risque, qui est, lui aussi non calculable, n’est plus traité. Plus les autorités exigent de traiter les risques identifiés, plus le «vrai risque» a tendance à disparaître des radars. Il peut être nié car il n’est pas vu par les modèles ; sa survenance est tellement hypothétique qu’il est facile de faire taire ceux qui l’invoquent. Et l’Intelligence Artificielle ne peut le trouver en l’absence de données récurrentes. Lorsque ce vrai risque survient, personne ne se sent responsable de l’impréparation. On parle alors de cygne noir, on entre dans la tautologie: il n’était pas prévisible donc pas prévu. Mais ce cygne n’est qu’une expression de la limite d’une rationalité réductrice.

C’est ce que nous vivons avec le COVID-19: les grippes saisonnières existent depuis longtemps, très vite les services ont su identifier le virus, le dépister mais ses caractéristiques dépassent celles du cadre «normal» des grippes saisonnières. Il faut souligner le mot «normal» car nous vivons ce qu’a vécu le monde financier en 2008 – 2009. De fausses conceptions imprégnaient alors les dispositifs prudentiels et de régulation des marchés financiers. Les nouveaux modèles de calcul des risques financiers les sous-estimaient gravement, ayant supposé que les aléas relèvent d’une loi «normale». Dès lors les dispositifs traditionnels de maîtrise avaient été débranchés au vu de cette capacité de calculer le risque et des fonds propres adéquats. Ce fut un échec. Mais, ces modèles défaillants n’ont pas été substantiellement amendés. Pourquoi? La raison est simple: l’existence d’un incertain permanent et irréductible est refusée, car cela choque une tendance moderne principalement scientiste qui a imposé l’autorité de l’expert, au détriment du sage capable de penser et de prévenir les conséquences de cet incertain par l’installation de limites. Cela invalide aussi la disqualification des institutions économiquement injustifiables qui obligent, même sans contrat, les individus à se soutenir.

Après la crise de 2008, et face à ce deuxième test, il est important d’envisager une profonde remise en cause de ces choix et attitudes sans attendre la pression d’évènements extrêmes qui pourraient détruire les progrès faits dans de nombreux domaines.

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