Le virus sur la langue
Par-delà la déception sur les annonces sur l’épidémie du coronavirus nommé COVID 19, et l’incertitude qui prévaut sur tous les sujets économiques et financiers, je voudrais ici attirer l’attention sur l’affaiblissement du langage utilisé par nos élites politiques.
Cet affaiblissement ne veut pas dire que les politiques deviennent muets et que de longs silences s’installent dans les médias. Certes, face à une situation choquante on dit souvent : « les mots me manquent ». Or, l’arrêt de pratiquement toutes les activités est sidérant. La quarantaine imposée aux pays par les gouvernements est du jamais-vu. Non cet affaiblissement n’est pas une aphasie temporaire car tout autour de la terre les chaînes d’information ne cessent de parler et de commenter. Leur public, assigné à résidence, est tout acquis, il a du temps et des oreilles disponibles.
Mais ce que ce public subit peut apparaître comme un immense bavardage, répétitif, obsessionnel où ce qui est dit semble irréel tant règne l’incertitude sur la qualité de ce qui est avancé. Il est difficile d’adhérer aux discours des politiques, des scientifiques ou haut-fonctionnaires de la santé, ceux-là même qui ont laissé le pays sans organisation, ni matériel adéquat et ce malgré des avertissements et les expériences certes moins graves d’épidémies venues d’Asie. Pire, des polémiques apparaissent et créent encore plus de flou et point n’est besoin de réseaux sociaux pour que se dévoilent des aspects peu reluisants entre inimitiés personnelles ou de réseaux, lobbies, ambition et appât du gain.
Les politiques ont réagi avec leurs talents propres avec, des tweets catégoriques du président Trump, de longs discours du président Macron mais aussi avec des interventions plus rares, celle de la reine Elizabeth II ou du président allemand Steinmeier. Quoiqu’il en soit les discours apparaissent le plus souvent vides malgré des appels à la mobilisation ou à l’émotion. Ainsi, après trois discours, dont deux très martiaux, le président Macron peine non seulement à informer sur un futur plan de déconfinement mais surtout à intégrer les évènements vécus dans une vision partagée avec ses concitoyens.
Ce vide n’est pas un hasard :
Il est la conséquence de la transformation profonde de nos sociétés. En effet, aux sociétés traditionnelles, hiérarchisées, vues comme organiques a succédé un système construit sur le modèle des machines. L’individu est guidé rationnellement dans tous les aspects de sa vie privée, économique et sociale par des process, des normes et des dispositifs d’autorégulation. Au gouvernement des peuples a succédé la gouvernance des systèmes. Les grands principes qui unissaient les sociétés ont été remplacés par l’analyse rationnelle de l’utilité et des coûts pour justifier les comportements individuels et les institutions collectives : tout se chiffre et s’évalue. La parole publique n’est donc plus qu’un langage technique principalement explicatif, voire un ensemble de notices techniques. L’appel aux vertus et aux engagement moraux est devenu inutile.
Avec le technocrate fasciné par la réussite des entreprises, c’est donc le langage du manager qui s’est imposé. Et par l’usage de ce langage c’est toute l’action publique qui est gérée comme une entreprise. Cette rationalité réelle ou apparente crée une sorte de monde parallèle à la réalité où tout peut être prévu et dûment justifié. Il n’y a plus de mystère, plus de lyrisme que chacun écoute et laisse résonner en lui-même, il n’y a plus qu’une langue sèche de comptable qui rend compte. On peut mettre en musique l’appel du 18 juin 1940, quant aux discours de M. Macron face à l’épidémie…
Ce monde parallèle est pérenne car la majorité des concitoyens accepte les décalages entre la réalité qu’ils vivent et ce qu’ils entendent tant qu’ils y trouvent un espace pour vivre. Mais lorsque les crises surviennent, ce monde parallèle semble s’écrouler. Les procédures sont inutilisables, les explications ne servent à rien. Avec l’arrivée du COVID 19 nous en sommes là. Or, comme le disait Schumpeter, « le raisonnement utilitariste ne saurait en aucun cas imprimer un élan puissant à une action collective ni tenir tête aux facteurs extra rationnels qui déterminent la conduite des hommes». Les élites européennes n’ont aujourd’hui plus les mots et ne savent plus éclairer le présent et le futur notamment en plongeant dans le passé. Alors, il n’y a pas beaucoup de choix, il reste la guerre à invoquer, comme Orwell l’avait anticipé lorsque la novlangue n’est plus efficace.
Quel dommage de s’exprimer ainsi. Nous affrontons ce que l’on appelait autrefois un fléau. La situation mérite mieux que ces manœuvres car la souffrance des uns, le courage au quotidien de certains, l’inconséquence ou l’inconscience d’autres, sont des expressions profondes de l’humain qu’il ne faut pas cacher. Agir, dans une telle situation n’est ni participer à une guerre dixit Macron, ni subir un test d’humanité dixit Steinmeier. C’est vivre pleinement, et non plus comme des assistés auxquels ne parviennent que des informations filtrées ou distrayantes. C’est vivre dans la vérité, car c’est voir se révéler les vrais visages de ceux qui nous entourent et les compétences de ceux qui exercent des responsabilités.
Le confinement paradoxalement constituera, souhaitons-le, l’épreuve principale pour la majorité, en espérant que la maladie reste celle de la plus petite minorité possible. Pascal disait que « le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre ». Puisse cette épreuve faire que chacun découvre mieux ce qu’il est et le sens qu’il donne à sa propre vie pour agir avec justesse.