Nous ne sommes plus dans la même pièce qu’il y a un an
Le 03/01/23 à 07h51 interview réalisée pour le journal Instit invest (groupe l’AGEFI)
Interrogé par Laurence Pochard, Hubert Rodarie analyse les bouleversements qui ont affecté l’univers d’investissement des institutionnels et les sujets qui risquent de les occuper en 2023.
Quels sont les changements fondamentaux qui ont bouleversé l’univers d’investissement des institutionnels en 2022 ?
Le changement principal est venu de la hausse des taux. Les pratiques des institutionnels ont été bouleversées par ce retour à des taux nominaux qui ne sont plus microscopiques. Pour les plus jeunes collaborateurs, le retour à des créances sans risque qui portent intérêt est une nouveauté.
Ce retour a eu deux conséquences principales, d’une part un choc de valorisation, et d’autre part un retour d’opportunités d’investissement obligataire avec des rendement substantiels, après une longue période de pénurie qui a lancé les instits dans une quête de diversification pour en trouver. Quête indispensable car, il faut le rappeler, les institutionnels vivent d’abord des revenus de leurs placements.
L’autre évolution majeure de 2022 est la poursuite des travaux liés au risque climatique. Certes, cet effort a été entamé depuis deux ou trois ans avec la mise en place de dispositifs destinés à rendre compte de leurs actions en matière climatique. Les obligations réglementaires deviennent de plus en plus précises. La lourdeur des dispositifs est importante. Cela recouvre le classement des activités selon qu’elles sont durables ou non, l’analyse des investissements au regard de la taxonomie ou la façon de se positionner par rapport à des politiques d’exclusions. Tous ces sujets sont devenus cruciaux.
Quels seront les grands axes macro qui influenceront leurs investissements en 2023 et comment ?
En premier lieu, certes, il faut rester humble dans l’exercice de prévision. Mais, par exemple, quand on reprend les prévisions de la Banque centrale européenne (BCE) de mars 2022 pour 2022, l’estimation a été deux à trois fois trop faible. Il est donc important de se poser aussi des questions sur notre façon de raisonner.
Depuis quelques années, il y a eu une certaine perte de repères en matière de raisonnement macroéconomique, et peut-être de compétence. En effet, depuis 20 ans, les banques centrales (BC) intervenaient toujours via les taux et la gestion de la liquidité, pour soutenir l’activité, et surtout les marchés. Cela rendait moins cruciale la recherche des causes des retournements cycliques et de leurs conséquences économiques. Certes, cela installait une certaine sérénité sur les perspectives d’investissement, mais la question de l’après a été de moins en moins abordée car l’intervention discrétionnaire des banques centrales rendait difficile l’anticipation d’un retournement ou d’une évolution plus radicale des conditions observées.
Or, en 2022, tout a changé car la hausse des taux est la conséquence directe des décisions des banques centrales qui ont été forcées de réagir face à une inflation revenue à des niveaux totalement imprévus et jamais vus depuis 40 ans. L’axe principal de la réflexion pour les institutionnels sera donc la pérennité ou non de cette inflation. En 2022, l’inflation a été trop vite qualifiée de temporaire, et trop superficiellement reliée aux problèmes d’approvisionnement ou à l’énergie. Face une inflation devenue durable, que privilégieront les banques centrales : le financement des Etats ou le soutien des marchés ?
Aujourd’hui, la situation d’inflation, encore incomplètement perçue dans les sociétés, a pour conséquence logique des conflits de répartition, chacun cherche à préserver son pouvoir d’achat. Conflits qui seront d’autant plus vifs qu’apparaîtront les premières conséquences sur la liquidité globale de sa réduction mathématique avec l’inflation, ou provoquée par des décisions des BC en accompagnement de la hausse des taux directeurs. Cela devrait entraîner logiquement une phase de décroissance ou de récession que l’on souhaiterait limitée et temporaire, mais pourra-t-on choisir ?
Cette phase éprouvera des modèles économiques d’entreprises que l’on croyait bien établis. Elle aura aussi des impacts sur le cadre de l’organisation qui s’était mise en place depuis 30 ans avec l’ouverture des frontières, l’allongement de la «supply chain» et l’optimisation des coûts.
Quelles sont les conséquences de ces changements que les investisseurs institutionnels auront à surveiller ?
Pour les taux, on se demandera s’ils resteront sur des niveaux toujours très bas ou s’ils se décaleront à des niveaux qui semblent aujourd’hui inconcevables. Les rendements réels pourront-ils rester encore longtemps aussi négatifs ? Lors de nos sondages trimestriels fin 2021, les prévisions de nos membres ont été complètement déjouées, nous ne sommes plus du tout dans la même pièce. Peut-on vivre encore un tel décalage en 2023? Pourquoi pas… En tout cas, eu égard à leur future contribution aux résultats, les équipes obligataires seront sûrement mieux considérées que par le passé !
La hausse des rendements a également pour conséquence de remettre en évidence des supports d’épargne qui, pour les clients, ne sont pas sensibles à la hausse des taux. OPC monétaires, comptes à terme, livrets et pour les assureurs le fonds euro, ce qui peut renverser la politique actuelle en faveur des unités de compte : le rendement au lieu de la gestion thématique.
Les investisseurs seront aussi attentifs aux actifs illiquides, en termes de qualité de crédit et de valorisation. Ces actifs pourraient se retrouver fragilisés s’ils ne bénéficient pas d’une indexation de leurs revenus sur l’inflation. En private equity, les entreprises ont été acquises à des prix élevés. Aujourd’hui, avec des valorisations plus contraintes, l’attention se portera sur la façon dont est géré l’endettement dans les entreprises eu égard à la résistance de leurs activités à la conjoncture. Et de façon générale, le risque de crédit sera évidemment central pour les mois à venir, face aux éventuels retournements cycliques et à des variations de change substantielles.
Quels sont les points d’attention que regardera en particulier l’Af2i ?
De façon générale, le souci du long terme continuera d’animer les travaux de l’Af2i, et motivera des interventions en début d’année 2023. Les travaux sur les politiques d’investissement responsable seront importants, notamment compte tenu des échéances réglementaires. Nous traiterons notamment de l’interprétation de la taxonomie et achèverons un travail d’homogénéisation des questionnaires pour l’article 29. Nous avons également un travail en cours sur l’interprétation de la durabilité dans les entreprises qui ont une activité duale, mi-civile, mi-militaire. Nous travaillons aussi sur l’engagement actionnarial et les dépôts de résolution et prévoyons une initiative en début d’année. Nous allons également agir pour que les institutionnels soient plus représentés au sein du nouvel Institut de la Finance Durable.
L’Af2i fera paraitre un nouveau document sur les monnaies numériques des banques centrales. C’est un sujet de fond pour les investisseurs. Nous avions déjà fait paraître un premier document, fruit d’un groupe de travail en 2021. Il été enrichi.
Enfin, nous allons essayer de poursuivre notre dialogue avec la Commission européenne sur la façon de considérer la prudence pour les investisseurs de long terme et la qualité de la modélisation des actifs financiers, dans la suite de notre échange de 2021 autour de la révision de Solvabilité 2.